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Full text of "Les Tragiques"

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D'AUBIGNÉ 


LES  TRAGIQUES 


AGRIPPA    D'AUBIGNÉ 


LES  TRAGIQUES 

ÉDITION    NOUVELLE 

Publiée  d'après  le  manuicril  conservé  parnii  les  papiers 
de  l'auteur 


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AVEC   DES  ADDITIONS  ET  DES   NOTES 
PAR 

CHARLES    READ 


TOME   SECOND 


PARIS 

LIBRAIRIE    DES    BIBLIOPHILES 

E.    FLAMMARION    SUCCESSEUR 

Rue   Racine,    26   (près  de  l'Odéon) 


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LES   TRAGIQUES 


LES  FEUX 


les  Tragiques,  —  T.  11. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witli  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcli  ive.org/details/lestragiques02aubi 


LIVRE   QUATRIÈME 


LES  FEUX 


^vV^^^/^  oiCY  marcher  de  rang  par  la  porte  sacrée 
?^"  W'/'^«    L'enseigne  d'Israël  dans  le  ciel  arborée, 
^îT/^y  vyK^    Les  vainqueurs  de  Sion,  qui,  au  prix  de  leur  sang, 
W^^^^^^S    P  ortant  l'escharpe  blanche,  ont  pris  le  caillou  blanc. 

Ouvre,  Hierusalem,  tes  magnificques  portes  : 

Le  Lion  de  Juda,  suivi  de  ses  cohortes, 

Veut  régner,  triompher  et  planter  dedans  toy 

L'estendart  glorieux,  l'auriflam  de  la  foy. 

Valeureux  chevaliers,  non  de  la  Table  ronde, 

Mais  qui  estes,  devant  les  fondements  du  monde, 

Au  roolle  des  esleus,  allez,  suivez  de  rang 

Le  fidelle,  le  vray,  monté  d'un  cheval  blanc. 


4  LESTRAGIdUES 

Le  paradis  est  prest,  les  Anges  sont  vos  guides, 

Les  feux  qui  vous  brusloient  vous  ont  rendus  candides. 

Tesmoins  de  l'Eternel,  de  gloire  soiez  ceints. 

Vestus  du  crespe  noir  (la  justice  des  saincts) 

De  ceux  qui  à  Satan  la  bataille  ont  livrée, 

Robbe  de  nopce  ou  bien  casaque  de  livrée. 

Condui  mon  œuvre,  ô  Dieu,  à  ton  nom  ;  donne-moy 
Qu'entre  tant  de  martyrs,  champions  de  la  foy, 
De  chaque  sexe,  estât  ou  aage,  à  ton  sainct  temple 
Je  puisse  consacrer  un  tableau  pour  exemple. 

Dormant  sur  tel  desseing  en  mon  esprit  ravi. 
J'eus  un  songe  un  matin,  parmy  lequel  je  vi 
Ma  conscience  en  face,  ou  au  moins  son  image, 
Qui  au  visage  avoit  les  traicts  de  mon  visage. 
Elle  me  prend  la  main,  en  disant  :  «  Mais  comment 
De  tant  de  dons  de  Dieu  ton  foible  entendement 
Veut-il  faire  le  choix?  Oses-tu  bien  eslire 
Quelques  martyrs  choisis,  leur  triomphe  descrire, 
Et  laisser  à  l'oubly,  comme  moins  valeureux, 
Les  vainqueurs  de  la  mort,  comme  eux  victorieux? 
J'ay  peur  que  cette  bande  ainsy  par  toy  choisie 
Serve  au  style  du  siècle  et  à  sa  poésie. 
Et  que  les  rudes  noms,  d'un  tel  style  ennemis, 
Aient  entre  les  pareils  la  différence  mis.    » 

Je  responds  :  «  Tu  sçais  bien  que  mentir  je  ne  t'ose, 
Miroûer  de  mon  esprit;  tu  as  touché  la  cause 
La  première  du  choix,  joinct  que  ma  jeune  ardeur 
A  de  ce  haut  dessein  espoinçonné  mon  cœur, 


LES    FEUX  5 

Pour  au  siècle  donner  les  boutons  de  ces  choses 

Et   l'envoyer  ailleurs  en  amasser  les  roses. 

Que  si  Dieu  prend  à  gré  ces  prémices,  je  veux, 

Quand  mes  fruicts  seront  meurs,  luy  payer  d'autres  vœux. 

Me  livrer  aux  travaux  de  la  pesante  histoire 

Et  en  prose  coucher  les  hauts  faicts  de  sa  gloire. 

Alors  ces  heureux  noms,  sans  eslite  et  sans  choix, 

Luiront  en  mes  escrits  plus  que  les  noms  des  Rois.  « 

Aiant  faict  cette  paix  avec  ma  conscience. 

Je  m'avance  au  labeur  avec  cette  asseurance 

Que,  plus  riche  et  moins  beau,  j'escris  fidellement 

D'un  style  qui  ne  peut  enrichir  l'argument. 

Ames  dessous  l'autel  victimes  des  idolles, 
Je  preste  à  vos  courroux  le  fiel  de  mes  parolles, 
En  attendant  le  jour  que  l'ange  délivrant 
Vous  aille  les  portaux  du  paradis  ouvrant. 

De  qui  puis-je  choisir  l'exemple  et  le  courage? 
Tous  courages  de  Dieu,  j'honoreray  vostre  aage. 
Vieillards  de  qui  le  poil  a  donné  lustre  au  sang, 
Et  de  qui  le  sang  fut  décoré  du  poil  blanc  : 
Hus,  Hyerosme  de  Prague,  images  |?ien  connues 
Des  tesmoings  que  Sodome  a  trainé  par  les  rues 
Couronnez  de  papier,  de  gloire  couronnez, 
Par  le  siège  qui  a  d'or  mitrez  et  ornez 
Ceux  qui  n'estoient  pasteurs  qu'en  papier  et  en  tiltres. 
Et  aux  evesques  d'or,  faict  de  papier  les  mitres. 
Leurs  cendres,  qu'on  jetta  au  vent,  à  l'air,  en  l'eau. 
Profitèrent  bien  plus  que  le  puant  monceau 


6  LESTRAGICLUES 

Des  charognes  des  grands  que,  morts,  on  emprisonne 
Dans  un  marbr'  ouvragé  :  le  vent  léger  nous  donne 
De  ces  graines  par  tout,  l'air  presqu'en  toute  part 
Les  esparpille,  et  l'eau  à  ses  bords  les  despart. 

Les  Pauvres  de  Lyon  avoient  mis  leur  semence. 
Sur  les  peuples  d'Alby;  l'invincible  constance 
Des  Albigeois,  frappez  de  deux  cens  mille  morts, 
S'espandit  par  l'Europe,  et  en  peupla  ses  bords. 
L'Angletterre  eut  sa  part,  eut  Gérard  et  sa  bande. 
Condamnez  de  mourir  à  la  rigueur  plus  grande 
De  l'impiteux  byver,  sans  que  nul  cœur  esmeu 
Luy  osast  donner  pain,  eau,  ni  couvert  ni  feu  : 
Ces  dix-huit  tout  nuds,  à  Londres,  par  les  rues, 
Ravirent  des  Anglois  les  esprits  et  les  veûes. 
Et  chantèrent  ce  vers  jusqu'au  poinct  de  mourir  : 
<i  Heureux  qui  pour  justice  a  l'honneur  de  souffrir.  » 

Ainsy  la  vérité,  par  ces  mains  desvoilée. 
Dans  le  Septentrion  estendit  sa  volée; 
Dieu  ouvrit  sa  prison  et  en  donna  la  clef, 
La  clef  de  liberté,  à  ce  vieillard  Wiclef  : 
De  luy  fut  l'ouverture  aux  tesmoings  d'Angletterre, 
Encor'  plus  honnorée  en  martyre  qu'en  guerre. 

Là,  on  vid  un  Bainan  qui  de  ses  bras  pressoit 
Les  fagots  embrazez,  qui  mourant  embrassoit 
Les  outils  de  sa  mort,  instruments  de  sa  gloire, 
Baisant,  victorieux,  les  armes  de  victoire. 
D'un  céleste  brasier  ce  chaud  brasier  esmeu 
R'enflamma  ces  fagots  par  la  bouche  de  leu. 


LES   FEUX  7 

Fiidi  après  l'imita,  quancl  sa  main  déliée 
Fut  au  secours  du  feu  ;  il    prit  une  poignée 
De  bois  et  la  baisa,  tant  luy  semblèrent  beaux 
Ces  eschallons  du  ciel  comm'  ornements  nouveaux. 

Puis  l'Eglise  accoucha  comme  d'une  ventrée 
De  Thoib,  de  Bewerlan,  de  l'invaincu  Sautiée  ; 
Les  uns  doctes  presclieuis,  les  autres  chevaliers, 
Tous  à  droit  couronnez  de  célestes  lauriers. 

Bien  que  trop  de  hauteur  esbranlast  ton  courage 
(Comme  les  monts  plus  hauts  souffrent  le  plus  d'orage), 
Ta  fin  pourtant  me  faict  en  ce  lieu  te  nommer. 
Excellent  conseiller  et  grand  primat  Krammer. 
Pour  ta  condition  plus  haute  et  plus  aimable, 
La  vie  te  fut  douce  et  la  mort  détestable. 
A  quoy  semblent  les  cris  dont  esclattent  si  fort 
Ceux  qui,  à  col  retorts,  sont  traînez  à  la  mort, 
Sinon  aux  plaintes  qu'ont  les  enfans  à  la  bouche 
Quand  ils  quittent  le  jeu  pour  aller  à  la  couche? 
Les  laboureurs  lassez  trouvent  bien  à  propos 
Et  plus  doux  que  le  jeu  le  temps  de  leur  repos  : 
Ainsy  ceux  qui  sont  las  des  langoureuses  vies 
Sont  ravis  de  plaisir  quand  elles  sont  ravies; 
Mais  ceux  de  qui  la  vie  a  passé  comme  un  jeu. 
Ces  cœurs  ne  sont  point  cœurs  à  digérer  le  feu  : 
C'est  pourquoy  de  ces  grands  les  noms  dedans  ce  temple 
Ne  sont  pour  leur  grandeur,  mais  pour  un  rare  exemple. 
Rare  exemple  de  Dieu,  quand  par  le  chaz  estroict 
D'un  esguille  il  enfille  un  cable  qui  va  droict. 


8  LES    TRAGICLUES 

Poursuivons  l'Angletterre,  où  les  vertus  estranges 
La  font  nommer  païs,  non  d'Angles,  mais  des  Anges  : 
Tu  as  icy  ton  rang,  ô  invincible  Haux, 
Qui,  pour  avoir  promis  de  tenir  les  bras  haults 
Dans  le  milieu  du  feu,  si  du  feu  la  puissance 
Faisoit  place  à  ton  zèle  et  à  ta  souvenance. 
Sa  face  estoit  brusiée,  et  les  cordes  des  bras 
En  cendres  et  charbons  estoient  cheutes  en  bas, 
Quand  Haux,  en  octroiant  aux  frères  leur  requeste. 
Des  os  qui  furent  bras  fit  couronne  à  sa  teste. 

O  quels  cœurs  tu  engendre!  ô  quels  cœurs  tu  nourris  ! 
Isle  saincte  qui  eut  pour  nourrisson  Norris! 
On  dict  que  le  chrestien  qui  à  gloire  chemine 
Va  le  sentier  estroict  qui  est  jonché  d'espine  : 
Cettuy-cy,  sans  figure,  a  pieds  nuds  cheminé 
De  l'huis  de  sa  prison  au  supplice  ordonné  : 
Sur  ces  tappis  aigus,  ainsy  jusqu'à  sa  place 
A  ceux  qui  la  suivront  il  a  rougi  la  trace, 
Vraie  trace  du  Ciel,  beau  tappis,  beau  chemin, 
A  qui  veut  emporter  la  couronne  à  la  fin  : 
Les  pieds  deviennent  cœur  ;  l'ame  du  ciel  apprise 
Faict  mespriser  les  sens,  quand  le  ciel  les  mesprise. 

Dieu  vid  en  mesme  temps  (car  le  prompt  changement 
De  cent  ans,  de  cent  lieux,  ne  luy  est  qu'un  moment] 
Deux  rares  cruautez,  deux  constances  nouvelles 
De  deux  cœurs  plus  que  d'homme,  en  sexe  de  femelles, 
Deux  cœurs  chrestiens  Anglois,  deux  précieux  tableaux, 
Deux  spectacles  piteux,  mais  spécieux  et  beaux. 


LES    FEUX  9 

L'une  croupit  long-temps  en  la  prison  obscure, 

Contre  les  durs  tourments  elle  fut  la  plus  dure  : 

Elle  fit  honte  au  diable  et  aux  noires  prisons  : 

Elle  alloit  appuiant  d'exemple  et  de  raisons 

Les  esprits  deiTaillants  ;  nul  inventeur  ne  treuve 

Nul  tourment  qui  ne  soit  surmonté  par  Askeuve. 

Quand  la  longueur  du  temps,  la  laide  obscurité 

Des  cachots  eut  en  vain  sondé  sa  fermeté, 

On  présente  à  ses  yeux  l'espouvantable  géhenne, 

Et  elle  avoit  pitié,  en  souffrant,  de  la  peine 

De  ces  faux  justiciers,  qui,  aiants  essaie 

Sur  son  corps  délicat  leur  courroux  desploié, 

Elle  se  teust;  et  lors  furent  bien  entendues, 

Au  lieu  d'elle,  crier  les  cordes  trop  tendues. 

Achevé  tout  l'effort  de  tout  leur  appareil, 

Non  pas  troublé  d'un  pleur  de  lustre  de  son  œil 

(Œil  qui,  fiché  au  Ciel,  au  forment  qui  la  tue 

Ne  jette  un  seul  regard  pour  esloigner  sa  veûe 

D'un  seul  bien  qu'elle  croit,  qu'elle  aspire  et  prétend). 

Le  juge  se  despite,  et  luy-mesme  retend 

La  corde  à  double  nœud,  il  met  à  part  sa  robbe; 

L'inquisiteur  le  suit;  la  passion  desrobe 

La  pitié  de  leurs  yeux  ;  ils  viennent  remonter 

La  géhenne,  tourmentez  en  voulant  tourmenter; 

Ils  dissipent  les  os,  les  tendons  et  les  veines, 

Mais  ils  ne  touchent  point  à  l'ame  par  les  géhennes  : 

La  foy  demeure  ferme,  et  le  secours  de  Dieu 

Mil  les  tourments  à  part,  le  corps  en  autre  lieu; 


10  LES    TRAG1Q,UES 

Sa  plainte  seulement  encor  ne  fut  ouïe 

Hors  l'ame,  toute  force  en  elle  esvanoiiie, 

Le  corps  fut  emporté  des  prisons  comme  mort; 

Les  membres  defîaillants,  l'esprit  devint  plus  fort. 

Du  iict  elle  instruisit  et  consola  ses  frères 

Du  discours  animé  de  ses  douces  misères; 

La  vie  la  reprit,  et  la  prison  aussy; 

Elle  acheva  le  tout,  car  aussy  tost  voicy, 

Pour  du  faux  justicier  couronner  l'injustice, 

De  gloire  le  martyr,  on  dresse  le  supplice. 

Quatre  martyrs  trembloient  au  nom  mesme  du  feu, 

Elle  leur  départit  des  présents  de  son  Dieu; 

Avec  son  ame  encor  elle  mena  ces  âmes 

Pour  du  feu  de  sa  foy  vaincre  les  autres  flames. 

«   Où  est  Ion  aiguillon?  où  est  ce  grand  effort? 

O  Mort!  où  est  ton  bras?  (disoit-elle  à  la  mort.) 

Où  est  ton  front  hideux  duquel  tu  espouventes 

Les  hures  des  sangliers,  les  bestes  ravissantes? 

Mais  c'est  ta  gloire,  ô  Dieu!  Il  n'y  a  rien  de  fort 

Que  toy,  qui  sçais  tiier  la  peine  avec  la  mort. 

Voicy  les  yeux  ouverts,  voicy  son  beau  visage; 

Frères,  ne  tremblez  pas;  courage,  amis,  courage!   » 

(Elle  disoit  ainsy)  et  le  feu  violent 

Ne  brusioit  pas  encor  son  cœur  en  la  brusiant; 

11  court  par  ses  costez;  enfin,  léger,  il  voile 
Porter  dedans  le  Ciel  et  l'ame  et  la  parolle. 

Or  l'autre,  avec  sa  foy,  garda  aussy  le  rang 
D'un  esprit  tout  Royal,  comme  royal  le  sang. 


LES    FEUX  I 

Un  Royaume  l'attend,  un  autre  Roy  luy  donne 

Giace  de  mespiiser  la  mortelle  couronne 

En  cerchant  i'immortell',  et  luy  donna  des  yeux 

Pour  trocquer  l'Angleterre  au  royaume  des  Cieux  : 

Car  elle  aima  bien  mieux  régner  sur  elle-mesme, 

Plustot  que  vaincre  tout,  surmonter  la  mort  blesme. 

Prisonnière  çà  bas,  mais  Princesse  là  haut. 

Elle  changea  son  throsne  empour  un  eschaffaut. 

Sa  chaire  de  parade  en  l'infime  sellette, 

Son  carrosse  pompeux  en  l'infâme  charrette, 

Ses  perles  d'Orient,  ses  brassarts  esmaillez 

En  cordeaux  renouez  et  en  fers  tout  rouillez. 

Ce  beau  chef  couronné  d'opprobres  et  d'injures. 

Et  ce  corps  enlacé  de  chaînes  pour  ceintures. 

Par  miracle  fit  voir  que  l'amour  de  la  croix 

Au  sang  des  plus  chetifs  mesia  celuy  des  Rois. 

Le  peuple  gémissant  portoit  part  de  sa  peine. 

En  voiant  demi-mort  mourir  sa  jeune  Royne, 

Qui,  dessus  l'eschaffaut,  se  voiant  seulement 

Ses  gands  et  son  livret  pour  faire  testament, 

Elle  arrache  ses  mains  et  maigres  et  menues 

Des  cordes  avec  peine,  et  de  ses  deux  mains  niies 

Fit  présent  de  ses  gands  à  la  dame  d'atour, 

Puis  donna  son  livret  aux  gardes  de  la  tour, 

Avec  ces  mots  escrits  :  «  Si  l'ame  deschargée 

Du  fardeau  de  la  terre,  au  ciel  demi-changée. 

Prononce  vérité  sur  le  seuil  du  repos, 

Si  tu  faicts  quelque  honneur  à  mes  derniers  propos, 


12  LES    TRAGIQUES 

Et  lors  que  mon  esprit  pour  le  monde  que  il  laisse, 
Desjà  vivant  au  ciel  tout  plein  de  sa  richesse, 
Doibt  monstrer  par  la  mort  qu'il  aime  vérité, 
Pren  ce  dernier  présent,  sceau  de  ma  volonté  : 
C'est  ma  main  qui  t'escrit  ces  dernières  parolles  : 
Si  tu  veux  suivre  Dieu,  fuy  de  loing  les  idolles  ; 
Hay  ton  corps  pour  l'aimer,  apprens  à  le  nourrir 
De  façon  que  pour  vivre  il  soit  prest  de  mourir, 
Qu'il  meure  pour  celuy  qui  est  remply  de  vie, 
N'aiant  pourtant  de  mort  ni  crainte  ni  envie. 
Tousjours  reigle  à  sa  fin  de  ton  vivre  recours. 
Chacun  de  tes  jours  tende  au  dernier  de  tes  jours. 
De  qui  veut  vivre  au  ciel  l'aise  soit  la  souffrance 
Et  le  jour  de  la  mort  celuy  de  la  naissance. 

«  Ces  doigts  victorieux  ne  gravèrent  cecy 
En  cire  seulement,  mais  en  l'esprit  aussy  : 
Et  faut  que  son  geôlier,  captif  de  la  captive. 
Bien  tost  à  mesme  cause  et  mesme  fin  la  suive.  » 

Achevant  ces  présents,  l'exécuteur  vilain, 
Pour  la  joindre  au  posteau  voulut  prendre  sa  main 
Elle  eut  horreur  de  rompre  encor  la  modestie 
Qui  jusqu'au  beau  mourir  orna  sa  belle  vie  : 
Elle  appréhenda  moins  la  mort  et  le  couteau 
Que  le  salle  toucher  d'un  infâme  bourreau  : 
Elle  appelle  au  secours  ses  pasies  damoyselles 
Pour  descouvrir  son  col  ;  ces  fillettes  nouvelles 
Au  funeste  mestier,  ces  piteux  instruments 
Sentirent  jusqu'au  vif  leur  part  de  ses  tourments. 


LES    FEUX  lî 

CiTcsar,  voiant,  sentant  sa  poictrine  blessée, 
Et  non  sa  gravité  par  le  fer  abbaissée, 
Le  sein  et  non  l'esprit  par  les  coups  enferré, 
Le  sang  plustot  du  corps  que  le  sens  retiré, 
Par  honneur,  abbria  de  sa  robbe  percée 
Et  son  cœur  offensé  et  sa  grâce  offensée. 
Et  ce  cœur  d'un  Caesar,  sur  le  sueil  inhumain 
De  la  mort,  choisissoit  non  la  mort,  mais  la  main. 
Les  mains  qui  la  paroient  la  parèrent  encore  : 
Sa  grâce  et  son  honneur,  quand  la  mort  la  dévore. 
N'abandonne  son  front,  elle  prend  le  bandeau  : 
Par  la  main  on  la  meine  embrasser  le  poteau  : 
Elle  demeure  seule  en  agneau  despouillée  : 
La  lame  du  bourreau  de  son  sang  fut  mouillée  : 
L'ame  s'envolle  en  haut  :  les  Anges  gratieux 
Dans  le  sein  d'Abraham  la  ravirent  aux  deux. 

Le  ferme  doigt  de  Dieu  tient  celuy  de  Bilnée, 
Qui  à  sa  penultiesme  et  craintive  journée 
Voulut  prouver  au  soir  s'il  estoit  assez  fort 
Pour  endurer  le  feu  instrument  de  la  mort  : 
Le  geôlier,  sur  le  soir,  en  visitant  le  treuve 
Faisant  de  la  chandelle  et  du  doigt  son  espreuve  " 
Ce  feu  lent  et  petit  d'indicible  douleur 
A  la  première  fois  luy  atîoiblit  le  cœur  : 
Mais  après  il  souffrit  brusler  à  la  chandelle 
La  peau,  la  chair,  les  nerfs,  les  os  et  la  moelle. 

Le  vaillant  Gardiner  me  contraint  cette  fois 
D'animer  mon  discours  de  ce  courage  Anglois  : 


,4  LESTRAGIQ.UES 

Tout  son  sang  esciima,  luy  leprocliant  son  ayse 

En  souffrant  adorer  l'idolle  Portugaise. 

Au  magnificque  apprest  des  nopces  d'un  grand  Roy, 

La  loy  de  Dieu  luy  fit  mettre  au  pied  toute  loy, 

Toute  crainte  et  respect,  les  tourments  et  sa  vie, 

Et  puis  il  mit  aux  pieds  et  l'idolle  et  l'hostie 

Du  cardinal  sacrant  :  là,  entre  mille  fers, 

11  desdaigna  le  front  des  portes  des  enfers  : 

Il  vainquit  en  souffrant  les  peines  les  plus  dures  : 

Les  serfs  des  questions  il  lassa  de  tortures  : 

Contre  sa  fermeté  reboucha  le  tourment. 

Le  fer  contre  son  cœur  de  ferme  diamant  : 

11  avalla  trois  fois  la  serviette  sanglante  : 

Les  yeux  qui  le  voioient  souffroient  peine  évidente  . 

Il  beut  plus  qu'en  humain  les  inhumanitez, 

Et  les  supplices  lents  finement  inventez  : 

On  le  traine  au  supplice,   on   couppe  sa  main  dextre, 

Il  la  porte  en  la  bouche  avecque  sa  senestre, 

La  baise  :  l'autre  poing  luy  est  couppé  soudain; 

Il  met  la  bouche  à  bas,  et  baise  l'autre  main  : 

Alors  il  est  guindé  d'une  haute  poulie 

De  cent  nœuds  à  cent  fois  son  ame  se  deslie  : 

On  brusle  ses  deux  pieds  tant  qu'il  eut  le  sentir; 

On  cerche  sans  trouver  en  lieu  le  repentir. 

La  mort  à  petit  feu  luy  oste  son  escoce, 

Et  luy  à  petit  feu  oste  à  la  mort  la  force. 

Passeray-je  la  mer  de  tant  de  longs  propos. 
Pour  enrooller  icy  ceux-là  qui,  en  repos. 


LES    FEUX  i5 

Sont  morts  sur  les  tourments  de  géhennes  desbrizanlej 
Par  la  faim  sans  pitié,  par  les  prisons  puantes  ? 
Les  tenailles  en  feu,  les  enflambez  couteaux, 
i        Les  pleurs  d'un  jeune  Roy,  trois  Agnoz,  trois  agneaux  : 
Ailleurs  nous  cueillirons  ces  fleurons  d'Angleterre, 
Lions  qui  ont  faict  voir  au  peuple  de  la  terre 
Des  Anges  en  vertus  :  mais  ces  vainqueurs  Anglois 
Me  donneront  congé  de  détourner  ma  voix 
Aux  barbares  esprits  d'une  terre  déserte. 

Dieu  poursuivit  Satan  et  luy  fit  guerre  ouverte 
Jusques  en  l'Amérique,  où  ces  peuples  nouveaux 
Ont  esté  spectateurs  des  fruicts  de  nos  bourreaux. 
Leurs  flots  ont  sceu  noyer,  ont  servi  de  supplices, 
Et  leurs  rochers  hautains  preste  leurs  précipices. 
Ces  agneaux,  cslongnez  en  ce  sauvage  lieu, 
N'estoient  pas  esgarez,  mais  dans  le  sein  de  Dieu, 
Lors  qu'eslevez  si  haut  leurs  languissantes  veùes 
Vers  leur  pais  natal  furent  de  loing  tendues. 
Leurs  desseins  impuissants,  pour  n'estre  assez  légers. 
Eurent  secours  des  vents.  Ces  aislez  messagers 
En  apportèrent  l'air  aux  rives  de  la  France. 
La  mer  ne  dévora  le  fruict  de  leur  constance. 
Ce  n'est  en  vain  que  Dieu  desploia  ses  thresors 
Des  bestes  du  Brésil  aux  solitaires  bords, 
Affin  qu'il  n'y  ait  cœur  ni  ame  si  sauvage 
Dont  l'oreille  il  n'ait  peu  frapper  de  son  langage. 

Mais  l'œil  du  Tout-Puissant  fut  enfin  r'amené 
Aux  spectacles  d'Europe  :  il  la  vit,  retourné, 


i6  LES    TRAGIQJUES 

A  soy-mesme  estrangere,  à  ses  bourgeois  affreuse, 
De  ses  meurtres  rouillée  et  des  braziers  fumeuse. 
Son  premier  object  fut  un  laboureur  caché 
Treize  mois  par  moitié  en  un  cachot  panché, 
Duquel  la  voûte  estroitte  avoit  si  peu  de  place 
Qu'entre  ses  deux  genoux  elle  ploioit  la  face 
Du  pauvre  condamné.  Ce  naturel  trop  fort 
Attendit  treize  mois  la  trop  tardive  mort. 

Venot,  quatre  ans  lié,  fut  enfin  six  sepmaines 
En  deux  vaisseaux  poinctus,  continuelles  géhennes  ; 
Ses  deux  pieds  coniremont  avoient  ploié  leurs  os; 
En  si  rude  posture  il  trouva  du  repos. 
On  vouloit  desrober  au  public  et  aux  veûes 
Une  si  claire  mort  ;  mais  Dieu  trouva  les  grues 
Et  les  tesmoings  d'Irus.  Il  demandoit  à  Dieu 
Qu'au  bout  de  tant  de  maux  il  peust  au  beau  millieu 
Des  peuples  l'anoncer  en  monstrant  ses  merveilles 
Aux  regards  aveuglez  et  aux  sourdes  oreilles  : 
Non  que  son  cœur  vogast  aux  flots  de  vanité, 
Mais,  bruslant,  il  falloit  luire  à  la  vérité. 
L'homme  est  un  cher  flambeau  :  tel  flambeau  ne  s'allume 
Affin  que  sous  le  mujs  sa  lueur  se  consume. 
Le  ciel  du  triomphant  fut  le  daiz,  le  soleil 
Y  presta  volontiers  les  faveurs  de  son  œil. 
Dieu  l'ouït,  l'exauça,  et  sa  peine  cachée 
N'eut  peu  jamais  trouver  heure  mieux  recerchée  : 
Il  fut  la  belle  entrée  et  spectacle  d'un  Roy 
Aiant  Paris  entier  spectateur  de  sa  foy. 


LES    FEUX 


'7 


Dieu  des  plus  simples  cœurs  estoffa  ses  louanges, 
Faisant  revivre  au  Ciel  ce  qui  vivoit  aux  fanges  ; 
Il  mit  des  cœurs  de  rois  aux  seins  des  artisans, 
Et  aux  cerveaux  des  rois  des  esprits  de  paisans  ; 
Il  se  choisit  un  roy  d'entre  les  brebiettes  ; 
Il  frappe  un  Pharaon  par  les  mousches  infectes  ; 
Il  esveilla  celui  dont  les  discours  si  beaux 
Donnèrent  cœur  aux  cœurs  de  quatorze  de  Meaux, 
Qui  (en  voiant  passer  la  charrette  enchainée 
En  qui  la  saincte  trouppe  à  la  mort  fut  menée) 
Quitta  là  son  mestier,  vint  les  voir,  s'enquérir, 
Puis,  instruit  de  leur  droit,  les  voulut  secourir, 
Se  fit  leur  compagnon,  et  en  fin  il  se  jette, 
Pour  mourir  avec  eux,  luy  mesme  en  la  charette. 

C'est  Dieu  qui  point  ne  laisse  au  millieu  des  tourments 
Ceux  qui  souffrent  pour  luy.  Les  cieux,  les  éléments. 
Sont  serfs  de  cettuy-là  qui  a  ouy  le  langage 
Du  paumier  d'Avignon,  lié  dans  une  cage 
Suspendue  au  plus  haut  de  la  plus  haute  tour. 
La  plus  vive  chaleur  du  plus  chaud  et  grand  jour, 
Et  la  nuit  de  l'hyver  la  plus  froide  et  cuisante, 
Luy  furent  du  printemps  une  haleine  plaisante. 
L'appuy  le  plus  douillet  de  ses  rudes  carreaux 
Estoit  le  fer  trenchant  des  endurcis  barreaux. 
Mais  quand  c'est  pour  son  Dieu  que  le  fidelle  endure, 
Lors  le  fer  s'amollit  ou  sa  peau  vient  plus  dure. 
Sur  ce  corps  nud  la  bize  attiedist  ses  glaçons, 
Sur  la  peau  le  soleil  rafraîchit  ses  rayons, 

Les    Tragiques.   —  T.  II.  3 


i8  LESTRAGICLUE 

Tesmoin  deux  ans  six  mois  qu'en  chaire  si  hautaine 

Ce  prescheiir  effraia  ses  juges  de  sa  peine. 

De  vers  continuels,  joyeux,  s'il  piioit  Dieu  ; 

S'il  s'amassoit  quelqu'un  pour  le  voir  en  ce  lieu, 

Sa  voix  forte  preschoit,  le  franc  et  clair  ramage 

Des  pures  veritez  sortoit  de  cette  cage  ; 

Mais  sur  tout  on  oyoit  ses  exhortations 

Quand  Tidolle  passoit,  en  ses  processions, 

Sous  les  pieds  de  son  throsne,  et  le  peuple  prophane 

Trembloit  à  cette  voix  plus  qu'à  la  tramontane  : 

Les  hommes  cauteleux  vouloient  laisser  le  tort 

De  l'inicque  sentence  et  de  l'injuste  mort 

Au  ciel,  aux  vents,  aux  eaux,  que  de  l'air  les  injures 

Servissent  de  bourreaux  ;  mais  du  ciel  les  mains  pures 

Se  ploierent  au  sein,  et  les  trompeurs  humains 

Parfirent  le  procez  par  leurs  impures  mains  : 

Au  bout  de  trente  mois,  estoutïant  cette  vie 

Qu'ils  voioient  par  les  cieux  trop  longuement  chérie: 

Mains  que  contre  le  ciel  arment  les  mutinez 

Quand  la  faveur  du  ciel  couvre  les  condamnez  : 

Non  pas  que  Dieu  ne  puisse  accomplir  son  ouvrage, 

Mais  c'est  pour  reprocher  à  ces  mutins  leur  rage. 

Les  Lyonnois  aussy  résistèrent  à  Dieu, 
Lors  que  deux  frères  saincts  se  virent  au  millieu 
Des  feux  estincellans,  où  le  ciel  et  la  terre, 
Par  contraires  desseins,  se  livrèrent  la  guerre. 
Un  grand  feu  fut  pour  eux  aux  Terreaux  préparé  ; 
Chacun  donna  du  bois,  dont  l'amas  asserré 


LES    FEUX  19 

Sembloit  debvoir  pousser  la  flamme  et  la  fumée 

Pour  rendre  des  hauts  cieux  la  grand'  voûte  allumée. 

Ce  qui  fit  monstrueux  ce  monceau  de  fagots, 

C'est  que  ces  jacobins,  envenimez  cagots, 

Crioient,  vrais  escoliers  du  meurtrier  Dominique  : 

Bruslons  inesme  le  Ciel,  s'il  faict  de  l'hereticque  ! 

Ces  deux  frères  prioient  quand,  pour  rompre  leur  voix, 

Le  peuple  forcenant  porta  le  feu  au  bois. 

Le  feu  léger  s'envolle,  et  bruiant  se  courrouce 

Quand  contre  luy  un  vent  s'esleve  et  le  repousse. 

Mettant  ce  mont  de  feu  et  sa  rage  à  l'escart, 

Les  frères,  achevant  leurs  prières  à  part, 

Demeurent  sans  ardeur.  Lu  prière  finie. 

Le  vulgaire  animé  entreprend  sur  leur  vie, 

Perce  de  mille  coups  des  fidelles  les  corps. 

Les  couvre  de  fagots.  Ceux  qu'on  tenoit  pour  morts. 

Quand  le  feu  eut  bruslé  leurs  cables,  se  levèrent, 

Et  leurs  poumons  brusians,  pleins  de  feu,  s'escrierent 

Par  plusieurs  fois  :  Christ  !  Christ  !  et  ce  mot,  bien  sonné 

Dans  les  costez  sans  chair,  fit  le  peuple  estonné. 

Contre  ces  faicts  de  Dieu  dont  les  spectateurs  vivent 

Estonnez,  non  changez,  leur  fureur  ils  poursuivent. 

Autres  cinq  de  Lyon,  liez  de  mesmes  nœuds. 
Ne  furent  point  dissouts  par  les  fers  et  les  feux  : 
Au  fort  de  leur  tourment,  ils  sentirent  de  l'aise, 
Franchise  en  leurs  liens,  du  repos  en  la  braize. 
L'amitié  dans  le  feu  vous  sceut  bien  embrazer. 
Vous  baisastes  la  mort  tous  cinq  d'un  sainct  baiser. 


20  LES    TRAGIQUES 

Vous  baisastes  la  mort.  Cette  moit  gratieuse 
Fut  de  vostre  union  ardemment  amoureuse. 

C'estoient  (ce  diroit-on)  des  hommes  endurcis, 
Accablez  de  labeurs  et  de  poignans  soucis  : 
Mais  cerchons  d'autres  cœuis  nez  et  nourris  plus  tendres, 
Voiez  si  Dieu  les  peut  endurcir  jusqu'aux  cendres  ; 
Que  rien  ne  soit  exempt  en  ce  terrestre  lieu 
De  la  force,  du  doigt  et  merveilles  de  Dieu. 

Heureuse  Graveron,  qui  ne  sçeut  ton  courage? 
Qui  ne  cogneut  ton  cœur  non  plus  que  ton  voiage  ? 
L'hommage  fut  à  Dieu  qu'en  vain  tu  apprestois 
A  un  vain  cardinal  ;  ce  fut  au  roy  des  rois, 
Qui  en  ta  foy  mi-morte,  en  ame  si  craintive 
Trouva  si  brave  cœur  et  une  foy  si  vive. 

Dieu  ne  donne  sa  force  à  ceux  qui  sont  plus  forts: 
Le  présent  de  la  vie  est  pour  les  demi-morts, 
Il  départ  les  plaisirs  aux  vaincus  de  tristesse. 
L'honneur  aux  plus  honteux,  aux  pauvres  la  richesse  : 
Cette-cy,  en  lisant  avec  fréquents  souspirs 
L'incroyable  constance  et  l'efîort  des  martyrs, 
Doubtoit  la  vérité  en  mesurant  la  crainte  : 
L'Esprit  la  visita,  la  crainte  fut  esteincte. 
Prise,  elle  abandonna  dès  l'huis  de  sa  prison 
Pour  les  raisons  du  ciel  la  mondaine  raison. 
Sa  sœur  la  trouve  en  pleurs  finissant  sa  prière, 
Elle,  en  se  relevant,  dict  en  telle  manière  : 
«  Ma  sœur,  voy-tu  ces  pleurs?  voy-tu  ces  pleurs,  ma  sœur? 
Ces  pleurs  sont  toute  l'eau  qui  me  restoit  au  cœur  : 


LES    FEUX 


Ce  cœur  aiant  jeté  son  humide  foiblesse, 

Tout  feu,  saute  de  joye  et  votle  d'allégresse.  » 

La  brave  se  para  au  dernier  de  ses  jours, 

Disant  :  «  Je  veux  jouir  de  mes  sainctes  amours  : 

Ces  joyaux  sont  bien  peu,  l'ame  a  bien  d'autre  gage 

De  l'espoux  qui  luy  donne  un  si  haut  mariage.  » 

Son  visage  luisit  de  nouvelle  beauté 
Quand  l'arrest  luy  fut  leu,  le  bourreau  présenté, 
Deux  qui  l'accompagnoient  furent  pressez  de  tendre 
Leurs  langues  au  couteau  ;  ils  les  vouloient  detîendre 
Aux  termes  de  l'arrest  :  elle  les  mit  d'accord, 
Disant  :  «  Le  tout  de  nous  est  sacré  à  la  mort  : 
N'est-ce  pas  bien  raison  que  les  heureuses  langues 
Qui  parlent  avec  Dieu,  qui  portent  les  harangues 
Au  sein  de  l'Eternel,  ces  organes  que  Dieu 
Tient  pour  les  instruments  de  sa  gloire  en  ce  lieu, 
Qu'elles,  quand  tout  le  corps  à  Dieu  se  sacrifie, 
Sautent  dessus  l'autel  pour  la  première  hostie  ? 
Nos  regards  parleront,  nos  langues  sont  bien  peu 
Pour  l'esprit  qui  s'explicque  en  des  langues  de  feu.  » 
Les  trois  donnent  leur  langue  et  la  voix  on  leur  bousche  : 
Les  parolles  de  feu  sortirent  de  leur  bouche; 
Chaque  goutte  de  sang  que  le  vent  fît  voiler 
Porta  le  nom  de  Dieu  et  au  cœur  vint  parler, 
Leurs  regards  violents  engraverent  leurs  zelles 
Aux  cœurs  des  assistans,  hors-mis  les  infîdelles. 

Le  feu  tant  mesprisé  par  ces  cœurs  indomptez 
Fit  à  ces  léopards  changer  de  cruautez. 


22  LES    TRAGIQ.UES 

Et  pour  tout  espiouvei",  les  inventeurs  infâmes 

Par  un  exquis  supplice  enterrèrent  les  femmes, 

Qui,  vives,  sans  paslir,  et  d'un  cœur  tout  nouveau, 

D'un  œil  non  effraie,  regardoient  leur  tombeau, 

Prenoient  à  gré  la  mort  dont  cette  gent  faussaire 

Difîamoit  l'estomach  de  la  terre,  leur  mère. 

Le  feu  avoit  servi  tant  de  fois  à  brusler, 

Ils  avoient  faict  mourir  par  la  perte  de  l'air, 

Ils  avoient  changé  l'eau  à  donner  mort  par  elle  : 

Il  falloit  que  la  terre  aussy  fust  leur  bourelle. 

Parmy  les  roolles  saincts  dont  les  noms  glorieux, 

Reproches  de  la  terre,  ont  esjouy  les  Cieux, 

Je  veux  tirer  à  part  la  constante  Marie 

Qui  (voyant  en  mespris  le  tombeau  de  sa  vie 

Et  la  terre  et  le  coffre  et  les  barres  de  fer 

Où  elle  alloit  le  corps  et  non  l'ame  estouffer) 

«  C'est  (ce  dit-elle)  ainsy  que  le  beau  grain  d'eslite 

Et  s'enterre  et  se  semé  affin  qu'il  resuscite. 

Si  la  moitié  de  moy  pourrit  devant  mes  yeux, 

Je  diray  que  cela  va  le  premier  aux  Cieux  : 

La  belle  impatience  et  le  désir  du  reste, 

C'est  de  haster  l'effect  de  la  terre  céleste  . 

Terre,  tu  es  légère  et  plus  douce  que  miel  : 

Saincte  terre,  tu  es  le  droict  chemin  du  Ciel.  » 

Ainsi  la  noire  mort  donna  la  saincte  vie, 

El  le  ciel  fut  conquis  par  la  terre  à  Marie. 

Entre  ceux  dont  l'esprit  peut  estre  traversé 
De  l'espoir  du  futur,  du  loyer  du  passé, 


LES    FEUX  2ÃŽ 

Du-Bourg  aura  ce  rang  ;  son  cœur,  pareil  à  l'asgc, 
A  sa  condition  l'honneur  de  son  courage, 
Son  esprit  indompté  au  Seigneur  des  seigneurs 
Sacrifia  son  corps,  sa  vie  et  ses  honneurs. 
Des  promesses  de  Dieu  il  vainquist  les  promesses, 
Des  rois,  et,  sage  à  Dieu,  des  hommes  les  sagesses. 
En  allant  à  la  mort,  tout  plein  d'authorité, 
Il  prononça  ces  mots  :  «  O  Dieu  de  vérité, 
Monstre  à  ces  juges  faux  leur  stupide  ignorance. 
Et  je  prononceray,  condamné,  leur  sentence. 
Vous  n'estes,  compagnons,  plus  juges,  mais  bourreaux. 
Car,  en  nous  ordonnant  tant  de  tourments  nouveaux. 
Vous  prestez  vostre  voix  :  vostre  voix  inhumaine 
Souffre  peine  en  donnant  la  sentence  de  peine  : 
Comme  à  l'exécuteur  le  cœur  s'oppose  en  vain 
Au  coup  forcé  qui  sort  de  l'exécrable  main. 
Sur  le  siège  du  droict  vos  faces  sont  transies 
Quand,  demi-vifs,  il  faut  que  vous  estiez  les  vies 
Qui  seules  vivent  bien  ;  je  prends  tesmoings  vos  cœurs 
Qui  de  la  conscience  ont  ressenti  les  pleurs  : 
Mais  ce  pleur  vous  tourmente  et  vous  est  inutile, 
Et  ce  pleur  n'est  qu'un  pleur  d'un  traistre  crocodile. 
La  crainte  vous  domine,  ô  juges  criminels  ! 
Criminels  estes-vous,  puis  que  vous  estes  tels  : 
Vous  dictes  que  la  loy  du  Prince  publiée 
Vous  a  lié  les  mains  ;  l'ame  n'est  pas  liée  : 
Le  front  du  juge  droict,  son  severe  sourcy, 
Deust-il  souffrir  ces  mots  :  Le  Koi  le  veut  ainsy. 


14  LESTRAGIQ.UES 

Ainsy  as-tu,  Tyran,  par  ta  fin  misérable 
En  moy  fini  le  coup  d'un  règne  lamentable.  » 
Dieu  l'avoit  abbatu,  et  cette  heureuse  mort 
Fut  du  persécuteur  tout  le  dernier  effort  : 
Il  avoit  faict  mentir  la  superbe  parolle. 
Et  faict  voiler  en  vain  le  jugement  frivolle 
De  ce  roy  qui  avoit  juré  que  de  ses  yeux 
Il  verroit  de  Du-Bourg  et  la  mort  et  les  feux  : 
Mais  il  faut  advoùer  que,  près  de  la  bataille. 
Ce  cœur  tremblant  revint  à  la  voix  d'une  Caille  : 
Pauvre  femme,  mais  riche,  et  si  riche  que  lors 
Un  plus  riche  trouva  l'ausmone  en  ses  thresors, 
O  combien  d'efficace  est  la  voix  qui  console, 
Quand  le  conseiller  joint  l'exemple  à  sa  parolle, 
Comme  fit  celle-là  qui,  pour  ainsy  prescher, 
Fit  en  ces  mesmes  jours  sa  chaire  d'un  buscher  ! 

Du-Bourg,  prés  de  la  mort,  sans  qu'un  visage  blesme 
L'habillast  en  vaincu,  se  devestit  soy-mesme 
La  robbe,  en  s'escriant  :  «  Cessez  vos  bruslements, 
Cessez,  ô  sénateurs  !  Tirez  de  mes  tourments 
Ce  proffit,  le  dernier,  de  changer  de  courage 
En  repentence  à  Dieu.  >>  Puis,  tournant  son  visage 
Au  peuple,  il  dit  :  k  Amis,  meurtrier  je  ne  suis  point  : 
C'est  pour  Dieu  l'immortel  que  je  meurs  en  ce  poinct. 
Puis,  comme  on  l'eslevoit,  attendant  que  son  ame 
Laissast  son  cœur  heureux  au  licol,  h  la  flamme  : 
«  Mon  Dieu,  vray  juge  et  père,  au  millieu  du  trespas 
Je  ne  t"ay  point  laissé,  ne  m'abandonne  pas  : 


LES    FEUX  ,5 

Tout-Puissant,  de  la  force  assiste  ma  foiblesse, 
Ne  me  laisse,  Seigneur,  de  peur  que  je  te  laisse.  » 

O  François,  ô  Flamans  (car  je  ne  fais  de  vous 
Qu'un  peuple,  qu'un  humeur,  peuple  bénin  et  doux), 
De  vos  braves  tesmoings  nos  histoires  sont  pleines. 
Anvers,  Cambiay,  Tournay,  Mons  et  Valenciennes, 
Pourroy-je  desploier  vos  morts,  vos  bruslements, 
Vos  tenailles  en  feu,  vos  vifs  enterrements  ! 
Je  ne  fay  qu'un  indice  à  un  plus  gros  ouvrage 
Auquel  vous  ne  pourrez  qu'admirer  davantage. 
Comment  ce  peuple  tendre  a  trouvé  de  tels  cœurs, 
Si  fermes  en  constance  ou  si  durs  en  rigueurs. 

Mais  Dieu  voulut  encor  à  sa  gloire  immortelle 
Prescher  dans  l'Italie  et  en  Rome  infidelle. 
Donner  à  ces  félons  les  cœurs  de  ses  agneaux 
Pour  mourir  par  leurs  mains,  prophètes  de  leurs  maux. 
Vous  avez  veu  du  cœur.  Voulez-vous  de  l'addresse, 
Et  voir  le  fin  Satan  vaincu  par  la  finesse  ? 

L'Antéchrist,  descouvrant  que  peu  avoit  servi 
Les  vies  que  sa  main  au  jour  avoit  ravi, 
Voiant  qu'aux  lieux  publics  de  Dieu  les  tesmoignages, 
Au  lieu  de  donner  peur,  redoubloient  leurs  courages, 
Résolut  de  cacher  ses  meurtres  désormais 
De  la  secrelte  nuict  soubs  les  voiles  espais. 
Le  geôlier  qui  alors  detenoit  Montalchine, 
Voiant  que  contre  luy  l'injustice  machine 
Une  secrette  mort,  l'en  voulut  advertir. 
Ce  vieil  soldat  de  Christ  feignit  un  repentir, 

4 


26  LES    TRAGIQUES 

Faict  ses  juges  venir,  et  après  la  sentence 

Leurs  promet  d'anoncer  l'entière  repentance 

De  ses  fausses  erreurs,  et  que  publicquement 

Il  se  desisteroit  de  ce  que  faussement 

Il  avoit  enseigné.  On  asseura  sa  vie, 

Et  sa  promesse  fut  de  promesses  suivie. 

Or,  pour  tirer  de  luy  un  plus  notable  fruict, 

On  publia  partout  sur  les  ailes  du  bruit 

L'heure  et  le  lieu  choisi  :  chacun  vient  pour  s'instruire, 

Et  Montalchine  fut  conduit  pour  se  desdire 

Sur  l'eschatîaut  dressé  :  là  du  peuple  il  fut  veu 

En  chemise,  tenant  deux  grands  torches  de  feu, 

Puis,  aiant  obtenu  l'oreille  et  le  silence 

Du  grand  peuple  amassé,  en  ce  point  il  commence  : 

«   Mes  frères  en  amour  et  en  soing  mes  enfants, 
Vous  m'avez  escouté  des-jà  par  divers  ans, 
Preschant  et  enseignant  une  ardente  doctrine. 
Qui  a  troublé  vos  sens;  vous  voiez  Montalchine, 
Lequel,  homme  et  pécheur  subject  à  vanité, 
Ne  peut  avoir  tousjours  prononcé  vérité  : 
Vous  orrez  sans  murmure  à  la  fin  la  sentence 
De  deux  opinions  et  de  leur  différence. 

«  Trois  mots  feront  partout  le  vray  deportement 
Des  contraires  raisons,  seul,  seulle  et  seulement. 
J'ai  presché  que  Jésus  nous  est  seul  pour  hostie, 
Seul  sacrificateur,  qui  seul  se  sacrifie  : 
Les  docteurs  autrement  disent  que  le  vray  corps 
Est  sans  pain  immolé  pour  les  vifs  et  les  morts, 


LES    FEUX  27 

Que  nous  avons  besoing  que  le  prestie  sans  cesse 

Resaciifie  encor  Jesus-Cliiist  en  la  messe. 

J'ay  dit  que  nous  prenons,  prenants  le  sacrement, 

Cette  manne  du  ciel  pour  la  foy  sculemcnl ; 

Les  docteurs  que  le  corps  en  chair,  et  en  sang  entre, 

Ayant  soutien  les  dents,  aux  offices  du  ventre. 

J'ay  dit,  que  Jésus  seul  est  nostre  intercesseur. 

Qu'à  son  père  l'accez  par  luj  seul,  nous  est  seur  : 

Les  docteurs  disent  plus,  et  veulent  que  l'on  prie 

Les  saincts  médiateurs,  et  la  Vierge  Marie. 

J'ay  dit  qu'en  la  foy  seule  on  est  justifié. 

Et  qu'en  la  seule  grâce  est  le  salut  fié  : 

Les  docteurs  autrement,  et  veulent  que  l'on  fasse 

Les  œuvres  pour  aider  et  la  foy  et  la  grâce. 

J'ay  dit  que  Jésus  seul  peut  la  grâce  donner. 

Qu'autre  que  luy  ne  peut  remettre  et  pardonner  : 

Eux,  que  le  pape  tient  soubs  ses  clefs  et  puissances 

Touts  thresors  de  l'Eglise  et  toutes  indulgences. 

J'ay  dit  que  l'Ancien  et  Nouveau  Testament 

Sont  la  seule  doctrine  et  le  seul  fondement  : 

Les  docteurs  veullent  plus  que  ces  reigles  certaines, 

Et  veullent  adjouster  les  doctrines  humaines. 

J'ay  dit  que  l'autre  siècle  a  deux  lieux  seulement, 

L'un,  le  lieu  des  heureux;  l'autre,   lieu  de  tourment  : 

Les  docteurs  trouvent  plus,  et  jugent  qu'il  faut  croire 

Le  limbe  des  enfants,  des  grands  le  purgatoire. 

J'ay  presché  que  le  pape  en  terre  n'est  point  Dieu 

Et  qu'il  est  seulement  evesque  d'un  seul  lieu  : 


28  LESTRAGIQ.UES 

Les  docteurs,  luy  donnant  du  monde  la  maîtrise, 

Le  font  visible  chef  de  la  visible  Eglise. 

Le  tyran  des  esprits  veut  nos  langues  changer 

Nous  forçant  de  prier  en  langage  estranger  : 

L'esprit  distributeur  des  langues  nous  appelle 

A  prier  seulement  en  langue  naturelle. 

C'est  cacher  la  chandelle  en  secret  soubs  un  muy  : 

Qui  ne  s'explicque  pas  est  barbare  à  autruy. 

Mais  nous  volons  bien  pis  en  l'ignorance  extrême 

Que  qui  ne  s'entend  pas  est  barbare  à  soy-mesme. 

«  O  chrestiens  !  choisissez  :  vous  voiez  d'un  costé 
Le  mensonge  puissant,  d'autre  la  vérité  : 
D'une  des  parts  l'honneur,  la  vie  et  recompense; 
De  l'autre,  ma  première  et  dernière  sentence  : 
Soiez  libres  ou  serfs  soubs  les  dernières  loix 
Où  du  vray  ou  du  faux,  pour  moy,  j'ay  faict  le  choix. 
Vien,  Evangille  vray,  va-t'en,  fausse  doctrine. 
Vive  Christ,  vive  Christ!  et  meure  Montalchine  !  » 
Les  peuples,  tous  esmeus,  commençoient  à  troubler  : 
Il  jette  gayement  ses  deux  torches  en  l'air, 
Demande  les  liens,  et  cette  ame  ordonnée 
Pour  l'estoufîer  de  nuict,  triomphe  la  journée. 

Tels  furent  de  ce  siècle,  en  Syon,  les  agneaux 
Armez  de  la  prière,  et  non  point  des  couteaux  : 
Voicy  un  autre  temps,  quand  des  pleurs  et  des  larmes 
Israël  irrité  courut  aux  justes  armes. 
On  vint  des  feux  aux  fers;  lors  il  s'en  trouva  peu 
Qui,  des  lions  agneaux,  vinssent  du  fer  au  feu  : 


LES    FEUX  29 

En  voicy  qui  la  peau  du  fier  lion  posèrent, 
Et  celle  des  brebis  encores  espouserent. 

Vous,  Gastine  et  Croquet,  sortez  de  vos  tombeaux  ; 
Icy  je  planteray  vos  chefs  luisants  et  beaux  : 
Au  milieu  de  vous  deux  je  logeray  l'enfance 
De  vostre  commun  fils,  beau  mirouer  de  constance. 
Il  se  fit  grand  docteur  en  six  mois  de  prisons, 
Dans  l'obscure  prison,  par  les  claires  raisons 
Il  vainquit  l'obstiné,  redressa  le  débile; 
Asseuré  de  sa  mort,  il  prescha  l'Evangile. 
L'escolle  de  lumière  en  cette  obscurité, 
Donnoit  aux  enferrez  l'entière  liberté. 
Son  ame,  de  l'enfer  au  paradis  ravie. 
Aux  ombres  de  la  mort  eut  la  voix  et  la  vie. 
A  Dieu  il  consacra  sa  première  fureur. 
Il  fut  vif  et  joyeux;  mais  la  jeune  verdeur 
De  son  enfance  tendre  et  l'aage  coustumiere 
Aux  folles  gayetez  n'eut  sa  vigueur  première 
Qu'à  consoler  les  bons,  et  s'ejouir  en  Dieu. 
Cette  estoille  si  claire  estoit  au  beau  millieu 
Des  compagnons  captifs,  quand  du  seuil  d'une  porte 
Il  se  haussa  les  pieds  pour  dire  en  cette  sorte  : 

«  Amis,  voicy  le  lieu  d'où  sortirent  jadis 
De  l'enfer  des  cachots  dans  le  haut  paradis 
Tant  de  braves  tesmoings,  dont  la  mort  fut  la  vie, 
Les  tourments  les  plaisirs,  gloire  l'ignominie. 
Icy  on  leur  donnoit  nouvelle  du  trespas  : 
Marchons  sur  leurs  desseins,  ainsy  que  sur  leurs  pas. 


3o  LES    TRAGIQ^UES 

Nos  péchez  ont  chassé  tant  de  braves  courages, 
On  ne  veut  plus  mourir  pour  les  saincts  tesmoignages  : 
De  nous  s'enfuit  la  honte  et  s'approche  la  peur  : 
Nous  nous  vantons  de  cœur  et  perdons  le  vray  cœur. 
Dégénérés  enfants,  à  qui  la  fausse  crainte 
Dans  le  foyer  du  sein  glace  la  braize  esteinte, 
Vous  perdez  le  vray  bien  pour  garder  le  faux  bien. 
Vous  craignez  un  exil  qui  est  rien,  moins  que  rien  : 
Et,  pensans  conserver  ce  que  Dieu  seul  conserve. 
Aux  serfs  d'iniquité  vendez  vostre  ame  serfve  : 
Ou  vous,  qui  balancez  dans  le  choisir  doubteux 
De  l'un  ou  l'autre  bien,  connoissez  bien  les  deux. 
Vous  perdez  la  richesse  et  vaine  et  temporelle  : 
Choisissez  :  car  il  faut  perdre  le  ciel  ou  elle  : 
Vous  serez  appauvris  en  voulant  servir  Dieu, 
N'estes-vous  point  venus  pauvres  en  ce  bas  lieu  ? 
Vous  aurez  des  douleurs,  vos  douleurs  et  vos  doubles 
Vous  lairront  sans  douleur  ou  vous  les  vaincrez  toutes. 
Car  de  cette  tourmente  il  n'y  a  plus  de  port 
Que  les  bras  estendus  du  havre  de  la  mort. 
Cette  mort,  des  paiens  bravement  desprisée, 
Quoy  qu'elle  fut  d'horreur  fièrement  desguisée, 
N'espouvantoit  le  front,  mais  ils  disoient  ainsy  : 
Si  elle  ne  faict  mieux,  elle  oste  le  soucy. 
Elle  esteint  nos  tourments  si  mieux  ne  peut  nous  faire, 
Et  n'y  a  rien  si  doux  pour  estre  nécessaire. 
L'ame  cerche  tousjours  de  ses  prisons  les  huis 
D'où,  pour  petits  qu'ils  soient,  on  trouve  les  pertuis. 


LES    FEUX  3i 

Combien  de  peu  de  peine  est  grand  ayse  ensuivie, 
A  moins  de  mal  on  sort  que  l'on  n'entre  en  la  vie  : 
La  coustume  rend  douce  une  captivité  : 
Nous  trouvons  le  chemin  bref  à  la  liberté  : 
L'amere  mort  rendra  toute  amertume  esteinte  : 
Pour  une  heure  de  mort  avoir  vingt  ans  de  crainte  ! 
Tous  les  pas  que  tu  fais  pour  entrer  en  ce  poit 
Ce  sont  autant  de  pas  au  chemin  de  la  mort. 
Mais  tu  crains  les  tourments  qui,  à  ta  dernière  heure, 
Te  font  mourir  de  peur  avant  que  tu  te  meure  ? 
S'ils  sont  doux  à  porter,  la  peine  n'est  qu'un  jeu, 
Ou  s'ils  sont  violents  ils  dureront  fort  peu. 
Ce  corps  est  un  logis  par  nous  pris  à  louage. 
Que  nous  debvons  meubler  d'un  fort  léger  mesnage, 
Sans  y  clouer  nos  biens;  car  après  le  trespas 
Ce  qui  est  attaché  nous  ne  l'emportons  pas. 

Toy  donc,  disoit  Senecque,  avec  tes  larmes  feintes 
Qui  vas  importunant  le  grand  Dieu  de  tes  plaintes. 
Pour  toy  tes  maux  sont  maux,  qui  sans  toy  ne  sont  tels. 
Pourquoy  te  fasches-tu  ?  Car  entre  les  autels 
Où  tu  ouvres  de  cris  ta  poictrine  entamée. 
Où  tu  gastes  le  bois,  l'encens  et  la  fumée, 
Venge-toy  de  tes  maux,  et  au  lieu  des  odeurs 
Fais  y  fumer  ton  ame  avec  tous  tes  malheurs. 
Par  là  ces  braves  cœurs  devindrent  autochires  : 
Les  causes  seulement  manquoient  à  leurs  martyres. 
Cet  ignorant  troupeau  estoit  précipité 
De  la  crainte  de  craindre  en  l'autre  extrémité. 


32  LES   TRAGIQ.UES 

Sans  sçavoir  quelle  vie  iroit  après  leurs  vies, 

Ils  mouroient  doucement  pour  leurs  douces  patries, 

Par  là  Caton  d'Utique  et  tant  d'autres  Romains 

S'occirent  (mais  malheur),  car  c'estoit  par  leurs  mains. 

Quels  signalez  tesmoings  du  mespris  de  la  vie! 

De  Lucresse  le  fer,  les  charbons  de  Porcie. 

Le  poison  de  Socrate  estoit  pure  douceur. 

Quel  vin  qui  ait  cerché  la  plus  fraide  liqueur 

Des  glaçons  enterrez,  et  quelle  autre  viande 

De  cent  desguisements  se  fit  onc  si  friande? 

Mais  vous,  qui  d'autres  yeux  que  n'avoient  les  païens 
Voiez  les  cieux  ouverts,  les  vrais  maux,  les  vrais  biens, 
Quels  vains  noms  de  l'honneur,  de  liberté,  de  vie 
Ou  d'aise  vous  ont  peu  troubler  la  fantaisie  ? 
Serfs  de  Satan  le  serf,  estes-vous  en  honneur? 
Aurez-vous  liberté  enchainans  vostre  cœur? 
Deslivrez-vous  vos  fils,  vos  filles  et  vos  femmes. 
Se  livrant  à  la  géhenne,  aux  enfers  et  aux  flammes  ? 
Si  la  prospérité  dont  le  meschant  jouit 
Vous  trompe  et  vous  esmeut,  vostre  sein  s'esblouit, 
Comme  l'œil  d'un  enfant  qui,  en  la  tragédie. 
Voit  un  coquin  pour  roy  :  cet  enfant  porte  envie 
Aux  habitz  empruntez  que,  de  peur  de  souiller, 
Mesme  à  la  catastrophe  il  faudra  despouiller. 
Ce  meschant  de  qui  l'heur  à  ton  dueil  tu  compare 
N'est  pas  en  liberté,  c'est  qu'il  court  et  s'esgare  : 
Car  si  tost  qu'il  pécha  en  ce  temps,  en  ce  lieu. 
Pour  jamais  il  fut  clos  en  la  prison  de  Dieu  : 


LES    FEUX  35 

Cette  prison  le  suit  quoy  qu'il  court  à  la  chasse, 

Quoy  que  mille  pais  comme  un  Caïn  il  liasse, 

Qu'il  fende  au  gré  du  vent  les  fleuves  et  les  mers, 

Sa  conscience  n''est  sans  cordes  et  sans  fers  : 

Il  ne  faut  esgaller  à  l'éternelle  peine 

Et  aux  souspirs  sans  fin  un  poinct  de  courte  haleine. 

Vous  regardez  la  terre  et  vous  laissez  le  ciel  ! 

Vous  succez  le  poizon  et  vous  crachez  le  miel  ! 

Vostre  corps  est  entier  et  l'ame  est  entamée  ! 

Vous  sautez  dans  le  feu,  esquivans  la  fumée! 

Haïssez  les  meschants,  l'exil  vous  sera  doux  : 

Vous  estes  bannis  d'eux,  bannissez-les  de  vous  : 

Joyeux  que  de  l'idoUe  encor  ils  vous  bannissent, 

Des  sourcils  des  tyrans  qu'en  menace  ils  hérissent, 

De  leurs  pièges,  aguets,  ruzes  et  trahisons 

De  leur  devoir  la  vie;  et  puis  de  leurs  prisons. 

Vous  estes  enferrez,  ce  qui  plus  vous  consolle, 

L'ame,  le  plus  de  vous,  où  elle  veut  s'envolle. 

S'ils  vous  ostent  vos  yeux,  vos  esprits  verront  Dieu  : 

Vostre  langue  s'en  va,  le  cœur  parle  en  son  lieu  : 

L'oeil  meure  sans  avoir  eu  peur  de  la  mort  blesme, 

La  langue  soit  couppée  avant  qu'elle  blasphème. 

Or,  si  d'exquises  morts  les  rares  cruautez. 

Si  tourments  sur  tourments  à  vos  yeux  présentez 

Vous  troublent,  c'est  tout  un.  Quel  front,  quel  esquipage 

Rend  à  la  laide  mort  encor  plus  laid  visage  ? 

Qui  mesprise  la  mort,  que  luy  fera  de  tort 

Le  regard  assuré  des  outils  de  la  mort  ? 

Les   Tragiques.  —  T.  II.  5 


34  LES    TRAGIQ.UES 

L'ame,  des  yeux  du  ciel,  voit  au  ciel  l'invisible, 

Le  mal  horrible  au  corps  ne  luy  est  pas  horrible; 

Les  ongles  de  la  mort  n'apporteront  que  jeu 

A  qui  se  souviendra  de  ce  qu'elle  oste  peu  : 

Un  caterre  nous  peut  ravir  chose  pareille; 

Nous  en  perdons  autant  d'une  douleur  d'oreille; 

Vostre  humeur  corrompue,  un  petit  vent  mauvais, 

Une  veine  piquée,  ont  de  pareils  elîects. 

Et  ce  fascheux  apprest  pour  qui  le  poil  nous  dresse. 

C'est  ce  qu'à  pas  contez  traine  à  soy  la  vieillesse  : 

L'assassin  condamné  à  souffrir  seulement 

Sur  chaque  membre  un  coup,  pour  souffrir  longuement, 

Demande  le  cinquiesme  à  l'estomach,  et  pense 

Par  ce  coup  plus  mortel  addoucir  la  sentence. 

La  mort  à  petit  feu  est  bien  autre  douleur 

Qu'un  prompt  embrazement  ;  et  c'est  une  faveur 

Quand  pour  faire  bien  tost  l'ame  du  corps  dissoudre 

On  met  sous  le  menton  du  patient  la  poudre  : 

Les  sévères  prevosts,  choisissans  les  tourments, 

Tiennent  les  courts  plus  doux,  et  plus  durs  les  plus  lents, 

Et  quand  la  mort  à  nous  d'un  brave  coup  se  joue. 

Nous  desirons  languir  long-temps  sur  nostre  roue. 

Le  sang  de  l'homme  est  peu,  son  mespris  est  beaucoup  : 

Qui  le  mesprisera  pourra  voir  tout  à  coup 

Les  canons,  la  fumée  et  les  fronts  des  batailles  : 

Ou  mieux  les  fers,  les  feux,  les  couteaux,  les  tenailles, 

La  roue  et  les  cordeaux  ;  celtuy-là  pourra  voir 

Le  précipice  bas  dans  lequel  il  doit  cheoir. 


LES    FEUX  ÃŽ5 

Mespriser  la  montagne,  et  de  libre  secousse, 

En  regardant  en  haut,  sauter  quand  on  le  pousse. 

Nos  frères  bien  instruicts  ont  l'appel  refuzé, 
Et  Le  Brun,  Dauphinois,  doctement  advisé. 
Quand  il  eut  sa  sentence  avec  plaisir  ouie, 
Respondit  qu'on  l'avoit  condamné  à  la  vie. 

«  Tien  ton  ame  en  tes  mains  :  tout  ce  que  les  tyrans 
Prennent  n'est  point  la  chose,  ains  seulement  le  temps  : 
Que  le  nom  de  la  mort  autrement  effroyable, 
Bien  conneu,  bien  pesé,  nous  devienne  aggreable. 
Heureux  qui  la  connoist!  Or  il  faut  qu'en  ce  lieu, 
Plein  de  contentement,  je  donne  gloire  à  Dieu. 

«  O  Dieu!  quand  tu  voudras  cette  charongne  prendre, 
Par  le  fer  à  morceau  ou  par  le  feu  en  cendre. 
Dispose,  ô  Eternel  ;  il  n'y  a  nul  tombeau 
Qui  à  l'œil  et  au  cœur  ne  soit  beau  s'il  t'est  beau.  » 

Il  faisoit  ces  leçons,  quand  le  geôlier  l'appelle 
Pour  recevoir  sentence  en  la  noire  chappelle  : 
L'œil  de  tous  fut  troublé,  le  sien  en  fut  plus  beau  ; 
Ses  yeux  devindrent  feu,  ceux  des  autres  de  l'eau  ; 
Lors,  serenant  son  front,  et  le  teinct  de  sa  face, 
Il  rit  à  ses  amis,  pour  adieu  les  embrasse, 
Et  à  peu  de  loisir,  redoubloit  ce  propos: 

n  Amis,  vous  me  voiez  sur  le  seuil  du  repos  :â–  
Ne  pleurez  pas  mon  heur  :  car  la  mort  inhumaine, 
A  qui  vaincre  le  sçait  ne  tient  plus  rang  de  peine  : 
La  douleur  n'est  le  mal,  mais  la  cause  pourquoy. 
Or  je  voy  qu'il  est  temps  d'aller  prouver  par  moy 


36  LES   TRAGIQ^UES 

Le  propos  de  ma  bouche.  Il  est  temps  que  je  treuve 
En  ce  corps  bien-heureux  la  praticque  et  l'espreuve.  » 
11  vouloit  dire  plus  ;  l'huissier  le  pressa  tant 
Qu'il  courut  tout  dispos  vers  la  mort  en  sautant. 

Mais  dès  le  seuil  de  l'huis  le  pauvre  enfant  advise 
L'honorable  regard  et  la  vieillesse  grise 
De  son  père  et  son  oncle  à  un  posteau  liez. 
Alors  premièrement  les  sens  furent  ploiez  : 
L'œil  si  gaj  laisse  en  bas  tomber  sa  triste  veiie, 
L'ame  tendre  s'esmeut,  encore  non  esmeùe  : 
Le  sang  sentit  le  sang,  le  cœur  fut  transporté, 
Quand  le  père,  rempli  de  mesme  gravité 
Qu'il  eut  en  un  conseil,  d'une  voix  grosse  et  grave 
Fit  à  son  fîlz  pleurant  cette  harangue  brave  : 

«  C'est  donc  en  pleurs  amers  que  j'yray  au  tombeau  , 
Mon  filz,  mon  cher  espoir,  mais  plus  cruel  bourreau 
De  ton  père  affligé  :  car  la  mort  pasle  et  blesme 
Ne  brise  point  mon  cœur,  comme  tu  fais  toy-mesme  : 
Regretteray-je  donc  le  soing  de  te  nourrir? 
N'as-tu  peu;|bien  vivant  apprendre  à  bien  mourir?  » 

L'enfant  rompt  ces  propos  :  «  Seulement  mes  entrailles 
Vous  ont  senti,  dit-il,  et  les  rudes  batailles 
De  la  prochaine  mort  n'ont  point  espouvanté 
L'esprit  instruit  de  vous,  le  cœur  par  vous  planté. 
Mon  amour  est  esmeu,  l'ame  n'est  pas  esmeùe; 
Le  sang,  non  pas  le  sens,  se  trouble  à  vostre  veùe  : 
Vostre  blanche  vieillesse  a  tiré  de  mes  yeux 
De  l'eau,  mais  mon  esprit  est  un  fourneau  de  feux  : 


LES    FEUX  37 

Feux  pour  brusier  les  feux  que  l'homme  nous  appreste, 
Que  puissé-je  trois  fois  pour  l'un'  et  l'autre  teste 
De  vous  et  de  mon  oncle,  et  plus  jeune  et  plus  fort, 
Aller  faire  mourir  la  mort  avec  ma  mort!  » 

—  «  Donc,  dit  l'autre  vieillard,  o  que  ta  force  est  molle, 
O  Mort,  à  ceux  que  Dieu  entre  tes  bras  consolle  ! 
Mon  nepveu,  ne  plain  pas  tes  pères  perissans  : 
Ils  ne  périssent  pas.  Ces  cheveux  blanchissans. 
Ces  vieilles  mains  ainsy  en  malfaicteurs  liées 
Sont  de  la  fin  des  bons  à  leurs  fins  honorées  : 
Nul  grade,  nul  estât  ne  nous  levé  si  haut 
Que  donner  gloire  à  Dieu  au  haut  d'un  eschafîaut.  » 
—  «  Mourons,  pères,  mourons,  ce  dit  l'enfant  à  l'heure.  » 
L'homme  est  si  inconstant  à  changer  de  demeure, 
La  nouveauté  luy  plaist,  et  quand  il  est  au  lieu 
Pour  changer  cette  fange  à  la  gloire  de  Dieu, 
L'homme  commun  se  plaint  de  pareille  paroUe  : 
Ils  consolent  leur  fîlz  et  leur  filz  les  consolle. 

Voicy  entrer  l'amas  des  sophistes  docteurs. 
Qui  au  front  endurcy  s'aprochent  séducteurs. 
Pour  vaincre  d'arguments  les  pretieuses  âmes 
Que  la  raison  céleste  a  mené  dans  les  fiâmes. 
Mais  l'esprit  tout  de  feu  du  brave  et  docte  enfant 
Voloit  dessus  l'erreur  d'un  sçavoir  triomphant. 
Et  malgré  leurs  discours,  leurs  fuittes  et  leurs  ruzes, 
11  laissoit  les  caphards  sans  mot  et  sans  excuses. 
La  mort  n'appelloit  point  ce  bel  entendement 
A  regarder  son  front,  mais  sur  chaque  argument 


38  LES    TRAGIQUES 

Prompt,  aigu,  advisé,  sans  doubte  et  sans  refuge, 

En  les  rendant  transis,  il  eut  grâce  de  juge. 

A  la  fin  du  combat  ces  deux  Eleazards 

Sur  l'enfant  à  genoux  couchant  leurs  chefs  vieillards. 

Sortirent  les  premiers  du  monde  et  des  misères, 

Et  leur  filz  en  chantant  courut  après  ses  pères, 

O  cœurs,  mourants  à  vie  indomptez  et  vainqueurs, 
O  combien  vostre  mort  fit  revivre  de  cœurs  1 

Nostre  grand  Beroalde  a  veu,  docte  Gastine, 
Avant  mourir,  ces  traicls  fruits  de  sa  discipline. 
Ton  privé  compagnon  d'escolles  et  de  jeux 
L'escrit  :  le  fasse  Dieu  ton  compagnon  de  feux. 

O  bien-heureux  celuy  qui,  quand  l'homme  le  tue, 
Arrache  de  l'erreur  tant  d'esprits  par  sa  veùe  : 
Qui  monstre  les  thresors,  et  grâces  de  son  Dieu, 
Qui  butine  en  mourant  tant  d'esprits  au  millieu 
Des  spectateurs  esleus  :  telle  mort  est  suivie 
Presque  tousjours  du  gain  de  mainte  belle  vie; 
Mais  les  martyrs  ont  eu  moins  de  contentement, 
De  qui  la  laide  nuict  cache  le  beau  tourment. 
Non  que  l'ambition  y  soit  quelque  salaire  : 
Le  salaire  est  en  Dieu  à  qui  la  nuict  est  claire, 
Pourtant  beau  l'instrument  de  qui  l'exemple  sert 
A  gaigner,  en  mourant,  la  brebis  qui  se  perd. 

Je  ne  t'oublieray  pas,  ô  ame  bien-heureuse. 
Je  tireray  ton  nom  de  la  nuict  ténébreuse. 
Ton  martyre  secret,  ton  exemple  caché 
Sera  par  mes  escrits  des  ombres  arraché. 


LES     FEUX  39 

Du  berceau,  du  tombeau,  je  releva  une  fille, 

De  qui  je  ne  diray  le  nom  ni  la  tamille  : 

Le  père  encor  vivant,  plein  de  grâces  de  Dieu, 

En  pais  estranger  lira  en  quelque  lieu 

Qiielle  fut  cette  mort  dont  il  forma  la  vie. 

Ce  père  avoit  tiré  de  la  grand'  bousclierie 

Sa  fidelle  moitié  d'une  tremblante  main. 

Et  un  de  leurs  enfans,  qui  luy  pendoit  au  sein  : 

Deux  filles,  qui  cuidoient  que  le  nœud  de  la  race 

Au  sein  de  leurs  parents  trouveroit  quelque  place. 

Se  vont  jetter  aux  bras  de  ceux  de  qui  le  sang 

De  la  tendre  pitié  debvoit  brusier  le  flanc. 

Ces  parents,  mais  bourreaux,  par  leurs  douces  parolles^ 

Par  menaces  après,  contraignoient  aux  idolles 

Ces  cœurs  vouez  à  Dieu,  puis  l'aveugle  courroux 

Des  inutiles  mots  les  fit  courir  aux  coups. 

Par  trente  jours  entiers  ces  filles  deschirées 

De  verges  et  fers  chauds  demeurent  asseurées  : 

La  nuict  on  les  espie,  et  leurs  sanglantes  mains 

Joinctes  tendoient  au  ciel  ;  ces  proches  inhumains 

Dessus  ces  tendres  corps  impiteux  s'endurcirent. 

Si  que  hors  de  l'espoir  de  les  vaincre  ils  sortirent. 

En  plus  noire  mi-nuict,  ils  les  jettent  dehors, 

La  plus  jeune,  n'aiant  place  entière  en  son  corps. 

Est  prise  de  la  fiebvre,  et  tombe  à  demi  morte. 

Sans  poulx,  sans  mouvement,  sur  le  seuil  d'une  porte  ; 

L'autre  s'enfuit  d'efîroy,  et  ne  peut  ce  discours 

Poursuivre  plus  avant  le  succès  de  ses  jours. 


40  LES    TRAGIQ^UES 

Le  jour  estant  levé,  le  peuple  esmeu  advise 
Cet  enfant  que  les  coups  et  que  le  sang  desguise, 
Inconneu,  pour  autant  qu'en  la  nuict  elle  avoit 
Fuy  de  son  logis  plus  loing  qu'elle  pouvoit. 
On  porte  à  l'hospital  cette  ame  esvanouye, 
Mais  si  tost  qu'elle  eut  pris  la  parolle  et  la  vie, 
Elle  prie  en  son  lict  :  «  O  Dieu,  double  ma  foy. 
C'est  par  les  maux  aussy  que  les  tiens  vont  à  toy  : 
Je  ne  t'oublieray  point,  mais,  mon  Dieu,  fay  en  sorte 
Qu'à  la  force  du  mal  je  devienne  plus  forte.  « 
Ce  mot  donna  soupçon  :  on  pense  incontinent 
Que  les  esprits  d'erreur  n'alloient  pas  enseignant 
Les  enfans  de  neufs  ans,  pour,  des  chansons  si  belles, 
Donner  gloire  au  grand  Dieu,  au  sortir  des  mamelles. 
Jesus-Christ,  vray  berger,  sçait  ainsy  faire  choix 
Ce  ses  tendres  brebis,  et  les  marque  à  la  voix. 
Au  bout  de  quelques  mois  des-jà  la  maladie 
Eut  pitié  de  l'enfant,  et  luy  laissoit  la  vie  ; 
La  fiebvre  s'enfuit,  et  le  dard  de  la  mort 
Laissa  ce  corps  si  tendre  avec  un  cœur  si  fort. 
L'aveugle  cruauté  enflamma,  au  contraire, 
A  commettre  la  mort  que  la  mort  n'a  peu  faire  : 
Les  gardes  d'hospital,  qui  un  temps  par  prescheurs, 
Par  propos  importuns  d'impiteux  séducteurs. 
Par  menaces  après,  par  picquantes  injures 
S'essaierent  plonger  cette  ame  en  leurs  ordures. 
L'enfant  aux  séducteurs  disoit  quelques  raisons, 
Contre  les  menaçans  se  targuoit  d'oraisons, 


LES    FEUX  41 

Et  comme  ses  tourments  changoient  de  leur  manière, 
D'elle  mesme  elle  avoit  quelque  propre  prière. 
Pour  dernier  instrument,  ils  estèrent  le  pain, 
La  vie  à  la  mi-morte,  en  cuidant  par  la  faim. 
En  ses  plus  tendres  ans,  l'attirer  ou  contraindre. 
Il  fut  plus  malaisé  la  forcer  que  l'esteindre  : 
La  vie  et  non  l'envie  ils  pressèrent  si  fort 
Quelle  donne  en  trois  jours  les  signes  de  la  mort. 
Cet  enfant,  non  enfant,  mais  ame  des-jà  saincte, 
De  quelque  beau  discours,  de  quelque  belle  plainte, 
Estonnoit  tous  les  jours,  et  n'amoUissoit  pas 
Les  vilains  instruments  d'un  languissant  trespas. 
Il  avint  que  ses  mains  encores  deschirées 
Receloient  quelque  sang  aux  playes  demeurées  : 
A  l'effort  de  la  mort  sa  main  gauche  saigna. 
Entière  dans  son  sang  innocent  se  baigna  : 
En  l'air  elle  haussa  cette  main  desgouttante. 
Et  pour  dernière  voix  elle  dit,  gémissante  : 
«  O  Dieu,  pren  moy  la  main,  pren-la.  Dieu  secourant, 
Soustien-moy,  conduy-moy  au  petit  demeurant 
De  mes  maux  achevez  :  il  ne  faut  plus  qu'une  heure 
Pour  faire  qu'en  ton  sein  à  mon  ayse  je  meure. 
Et  que  je  meure  en  toy  comme  en  toy  j'ay  vescu. 
Le  mal  gaigne  le  corps,  prens  l'esprit  invaincu.   » 
Sa  parolle  affoiblit,  à  peine  elle  profère 
Les  noms  demi-sonnez  de  sa  sœur  et  sa  mère, 
D'un  visage  plus  gay  elle  tourna  les  yeux 
Vers  le  ciel  de  son  lict,  les  plante  dans  les  Cieux, 

6 


4î  LESTRAGIQ_UES 

Puis  à  petits  soupirs,  l'ame  vive  s'advance 
Et  après  les  regards  et  après  l'espérance. 
Dieu  ne  refusa  point  ta  main  de  cet  enfant, 
Son  œil  vid  l'œil  mourant,  le  baisa  triomphant. 
Sa  main  luy  prit  la  main,  et  sa  dernière  haleine 
Fuma  au  sein  de  Dieu  qui,  présent  à  sa  peine, 
Luy  soustint  le  menton,  l'esveilla  de  sa  voix  ; 
Il  larmoya  sur  elle,  il  ferma  de  ses  doigts 
La  bouche  de  loiiange,  achevant  sa  prière. 
Baissant  des  mesmes  doigts  pour  la  fin  la  paupière  : 
L'air  tonna,  le  ciel  plut,  les  simples  éléments 
Sentirent  à  ce  coup  tourment  de  ces  tourments. 
O  François  desreiglez,  où  logent  vos  polices, 
Puis  que  vos  hospilaux  servent  à  tels  offices  ? 
Que  feront  vos  bourdeaux  et  vos  brelans  pilleurs, 
La  forest,  le  rocher,  la  caverne  aux  voleurs  ? 

Mais  quoy  ?  des  saincts  tesmoings  la  constance  affermie 
Avoit  lassé  les  poingts  de  la  gent  ennemie. 
Noyé  l'ardeur^des  feux,  seiche  le  cours  des  eaux, 
Emoussé  tous  les  fers,  usé  tous  les  cordeaux, 
Quand  des  autels  de  Dieu  l'inextinguible  zelle 
Mit  au  feu  l'estomach  de  maint  et  maint  fidelle, 
Sur  tout  de  trois  Anglois  qui,  en  se  complaignant 
Que  des  affections  le  grand  feu  s'esteignant, 
Avec  luy  s'estouffoit  l'autre  fiamme  ravie, 
Qui  est  l'ame  de  l'ame  et  l'esprit  de  la  vie. 
Ces  grands  cœurs  ne  voulants  que  l'ennemy  rusé 
Par  un  siècle  de_*guerre  eut,  plus  fin,  desguisé 


LES    FEUX  4ÃŽ 

En  des  combats  de  fer  le  combat  de  l'Eglise, 

Poussez  du  doigt  de  Dieu,  ils  firent  entreprise 

D'aller  encor  livrer  un  assaut  hazardeux 

Dans  le  nid  de  Sathan  ;  mais  de  ces  trois,  les  deux 

Prescherent  en  secret,  et  la  ruse  ennemie 

En  secret  estouffa  leur  martyre  et  leur  vie. 

Le  tiers,  après  avoir  essayé  par  le  bruict 

A  cueillir  sur  leur  cendre  encore  quelque  fruict. 

Rendit  son  coup  public  et  publicque  sa  peine. 

Humains  qui  prononcez  une  sentence  humaine 
Contre  cette  action,  nommant  témérité 
Ce  que  le  Ciel  départ  de  magnanimité, 
Vous  dictes  que  ce  fut  un  effort  de  manie 
De  porter  de  si  loing  le  thresor  de  sa  vie. 
Aller  jusques  dans  Rome,  et  aux  yeux  des  Romains 
Altacquer  l'Antéchrist,  luy  arracher  des  mains 
L'idoUe  consacrée,  aux  pieds  l'aiant  foulée, 
Consacrer  à  son  Dieu  son  ame  consolée  ; 
Vous  qui,  sans  passion,  jugez  les  passions, 
Dont  l'esprit  tout  de  feu  esprend  nos  motions, 
Lians  le  doigt  de  Dieu  aux  principes  ethicques. 
Les  tesmoignages  saincts  ne  sont  pas  politicques 
Assez  à  vostre  gré  :  vous  ne  connoissez  point 
Combien  peut  l'Esprit  sainct,  quand  les  esprits  il  poinct. 
Que  blasmez-vous  icy?  l'entreprise  bouillante, 
Le  progrez  sans  changer,  ou  la  fin  triomphante  ? 
Est-ce  entreprendre  mal  d'aller  annoncer  Dieu 
Du  grand  siège  d'erreur  au  superbe  millieu  ? 


44  LESTRAGICLUES 

Est-ce  mal  avancé  la  chose  encommencée 
De  changer  cinq  cents  lieux  sans  changer  de  pensée  ? 
Est-ce  mal  achever  de  piller  tant  de  cœurs 
Dedans  les  seins  tremblants  des  pasles  spectateurs? 
Nous  avons  veu  les  fruicts  et  ceux  que  cette  escole 
Fit,  en  Rome,  quitter  et  Rome  et  son  idole. 
Ouy,  mais  c'est  desespoir,  avoir  la  liberté 
En  ses  mains  et  choisir  une  captivité. 
Les  trois  enfants  vivoient  libres  et  à  leur  ayse  : 
Mais  l'aise  leur  fut  moins  douce  que  la  fournaise. 
On  refusoit  la  mort  à  ces  premiers  chrestiens 
Qui  recherchoient  la  mort  sans  fers  et  sans  liens  : 
Paul,  mis  en  liberté  d'un  coup  du  ciel,  refuse 
La  douce  liberté.  Qui  est-ce  qui  l'accuse? 
Apprenez,  cœurs  transis,  esprits  lents,  juges  froids, 
A  prendre  loy  d'enhaut,  non  y  donner  des  loix  : 
Admirez  le  secret  que  l'on  ne  peut  comprendre  : 
En  louant  Dieu,  jettez  des  fleurs  sur  cette  cendre. 
Ce  tesmoing  endura  du  peuple  esmeu  les  coups, 
Il  fut  laissé  pour  mort,  non  esmeu  de  courroux, 
Et  puis  voyant  cercher  des  peines  plus  subtiles. 
Et  rengreger  sa  peine,  il  dit  :  «  Cerchez,  Perilles  '. 
Cerchez  quelques  tourments  longs  et  ingénieux, 
Le  coup  de  l'Eternel  n'en  paroistra  que  mieux  : 
Mon  ame,  contre  qui  la  moit  n'est  gueres  forte, 
Aime  à  la  mettre  bas  de  quelque  brave  sorte.  » 
Sur  un  asne  on  le  lie,  et  six  torches  en  feu 
Le  vont  de  rue  en  rue  asseichant  peu  à  peu. 


LES     FEUX  45 

On  biusle  tout  premier  et  sa  bouche  et  sa  langue  : 
A  un  des  boutte-feux  il  fit  cette  harangue  : 
»  Tu  n'auras  pas  l'esprit  :  Qui  t'a,  chetif,  appris 
Que  Dieu  n'entendra  point  les  voix  de  nos  esprits?  » 
Les  flambeaux  traversoient  les  deux  joiies  rosties 
Qu'on  entendit  :  Seigneur,  pardonne  à  leurs  follies  : 
Us  bruslent  son  visage,  ils  luy  crèvent  les  yeux, 
Pour  chasser  la  pitié  en  le  monstrant  hideux  : 
Le  peuple  s'y  trompoit,  mais  le  Ciel  de  sa  place 
Ne  contempla  jamais  une  plus  claire  face  : 
Jamais  le  paradis  n'a  ouvert  ses  thresors 
Plus  riant  à  esprit  séparé  de  son  corps  : 
Christ  luy  donna  sa  marque,  et  le  voulut  faire  estre 
Imitateur  privé  des  honneurs  de  son  maistre, 
Monté  dessus  l'asnon,  pour  entrer  tout  en  paix 
Dans  la  Hierusalem  permanente  à  jamais. 

Ouy,  le  ciel  arrousa  ces  graines  espandûes, 
Les  cendres  que  fouloit  Rome  parmy  ses  rues  : 
Tesmoing  ce  blanc  vieillard  que  trois  ans  de  prisons 
Avoient  mis  par  delà  le  rooUe  des  grisons  : 
Qui  à  ondes  couvroit  de  neiges  sans  froidure 
Les  deux  bras  de  cheveux,  de  barbe  la  ceinture. 
Ce  cygne  fut  tiré  de  son  obscur  estuy 
Pour  gagner  par  l'effroy  ce  que  ne  peut  l'ennuy  : 
De  près  il  vit  briser  si  douloureuse  vie, 
Et  tout  au  lieu  de  peur  anima  son  envie  : 
Le  docte  confesseur  qui  au  feu  l'assista, 
Changé,  le  lendemain,  en  chaire  présenta 


46  LES    TRAG1Q.UES 

Sa  vie  au  mesme  feu,  maintenant  l'innocence 
De  son  vieillard  client  :  la  paisible  assistance 
Sans  murmure  escouta  les  nouvelles  raisons, 
Apprit  de  son  prescheur  comment,  dans  les  prisons, 
Celuy  qui  eut  de  solde  un  escu  par  journée 
Avoit  entre  les  fers  sa  despence  ordonnée, 
Vivant  d'un  sol  de  pain  :  ainsj  le  prisonnier 
En  un  pauvre  crotton  le  fit  riche  ausmonnier. 
Ce  peuple  pour  ouïr  ces  choses  eut  oreilles, 
Mais  n'eut  pour  l'accuser  de  langue.  Les  merveilles 
De  Dieu  font  quelquesfois  en  la  constante  mort 
Ou  en  la  liberté  quelque  fois  leur  effort. 

De  mesme  escoUe  vint,  après  un  peu  d'espace, 
Le  Maigre,  capucin  :  cestuy-cy  en  la  face 
Du  pape  non  clément  l'appella  ante-Christ, 
Faisant  de  vive  voix  ce  qu'autre  par  esciit. 
Il  avoit  recerché  dedans  le  cloislre  immonde 
La  séparation  des  ordures  du  monde  ; 
Mais  y  aiant  trouvé  du  monde  les  retraicts, 
Quarante  jours  entiers  il  desploia  les  traicts, 
En  la  chaire  d'erreur,  de  la  vérité  pure, 
La  robbe  de  mensonge  estant  sa  couverture. 
Un  sien  juge  choisy,  par  luy  jugé,  appris 
Et  depuis  fugitif,  nous  donna  dans  Paris 
La  suilte  de  ces  morts,  à  esclorre  des  vies. 
Pour  l'honneur  des  Anglois  contre  les  calomnies  : 
Mais  il  se  ravissoit  sur  ce  qu'avoit  presché 
L'esprit  sans  corps,  par  qui  le  corps  bruslé,  seiche, 


LESFEUX  47 

N'estoit  plus  sa  maison,  mais  quelque  tendie  voile, 
Comme  un  guerrier  parfaict,  campant  dessoubs  la  toile. 
Qu'on  menace  de  feu  ces  corps  des-jà  brisés  : 
O  combien  sont  ces  feux  par  ceux-là  mesprisez  ! 
Ceux-là  battent  aux  champ,  ces  âmes  militantes 
Pour  aller  au  combat  mettent  le  feu  aux  tentes. 

Le  primptemps  de  l'Eglise  et  l'esté  sont  passez, 
Si  serez-vous  par  moy,  verds  boutons,  amassez  ; 
Encor  esclorrez-vous,  fleurs  si  franches,  si  vives, 
Bien  que  vous  paroissiez  dernières  et  tardives  : 
On  ne  vous  lairra  pas,  simples  de  si  grand  prix, 
Sans  vous  voir  et  flairer  au  céleste  pourpris  ; 
Une  rose  d'automne  est  plus  qu'une  autre  exquise. 
Vous  avez  esjoui  l'automne  de  l'Eglise  : 
Les  grands  feux  de  la  chienne  oublioient  à  brusier. 
Le  froid  du  scorpion  rendoit  plus  calme  l'air, 
Cest  air  doux  qui  tout  autre  en  malices  excède 
Ne  fît  tiedes  vos  cœurs  en  une  saison  tiède. 
Ce  fut  lors  que  l'on  vid  les  lions  embrazer 
Et  chasser,  barriquez,  leur  Nebucadnezer, 
Qui  à  son  vieil  Bernard  remonstra  sa  contrainte 
De  l'exposer  au  feu  si  mieux  n'aimoit  par  feinte 
S'accommoder  au  temps  :  le  vieillard  chevelu 
Respond  :  «  Sire,  j'estois  en  tout  temps  résolu 
D'exposer  sans  regret  la  fin  de  mes  années, 
Et  ores  les  voiant  en  un  temps  terminées 
Où  mon  grand  Roi  a  dit  :  Je  suis  contrainct,  ces  voix 
M'osteroient  de  mourir  le  deuil  si  j'en  avois. 


48  LES    TRAGIQUES 

Or  VOUS  et  tous  ceux-là  qui  vous  ont  peu  contraindre 

Ne  me  contraindrez  pas,  car  je  ne  sçay  pas  craindre, 

Puis  que  je  sçay  mourir.  »  La  France  avoit  mestier 

Que  ce  potier  fust  roy,  que  ce  roy  fiist  potier. 

De  cet  esprit  royal  la  bravade  gentille 

Mit  en  fiebvre  Henry.  De  ce  temps,  la  Bastille 

N'emprisonnoit  que  grands,  mais  à  Bernard  il  faut 

Une  grande  prison  et  un  grand  eschaffaut. 

Vous  eustes  ce  vieillard  compagnon  en  vos  peines. 

Compagnon  de  liens,  âmes  parisiennes. 

On  vous  offrit  la  vie  aux  despens  de  l'honneur  : 

Mais  vostre  honneur  marcha  soubs  cehiy  du  Seigneur 

Au  triomphe  immortel,  quand  du  tyran  la  peine 

Plustot  que  son  amour  vous  fit  choisir  la  haine. 

Nature  s'emploiant  sur  cette  extrémité 

En  ce  jour  vous  para  d'angelicque  beauté  : 

Et  pource  qu'elle  avoit  en  son  sein  préparées 

Des  grâces  pour  vous  rendre  en  vos  jours  honorées. 

Prodigue,  elle  versa  en  un  pour  ses  enfans 

Ce  qu'elle  reservoit  pour  le  cours  de  vos  ans. 

Ainsy  le  beau  soleil  monstre  un  plus  beau  visage, 

Faisant  un  soutre  clair  soubs  l'espais  du  nuage, 

Et  se  faict  par  regrets,  et  par  désirs  aimer. 

Quand  ses  rayons  du  soir  se  plongent  en  la  mer. 

On  dit  du  pèlerin  quand  de  son  lict  il  bouge, 

Qu'il  veut  le  matin  blanc,  et  avoir  le  soir  rouge. 

Vostre  naissance,  enfance,  ont  eu  le  matin  blanc  ; 

Vostre  coucher  heureux  rougit  en  vostre  sang. 


LES    FEUX  ^9 

Beautez,  vous  advanciez  d'où  retournoit  Moyse 
Quand  sa  face  parut  si  claire  et  si  exquise. 
D'entre  les  couronnez,  le  premier  couronné 
De  tels  raions  se  vit  le  front  environné. 
Tel,  en  voyant  le  ciel,  fut  veu  ce  grand  Estienne, 
Quand  la  face  de  Dieu  brilla  dedans  la  sienne. 
O  astres  bien-heureux,  qui  rendez  à  nostre  œil 
Ses  mirouers  et  rayons,  lunes  du  grand  soleil  ! 

Dieu  vid  donc  de  ses  yeux,  d'un  moment  dix  mil'ames 
Rire  à  sa  vérité,  en  despitant  les  flammes  : 
Les  uns  qui,  tout  chenus  d'ans  et  de  saincteté, 
Mouroient  blancs  de  la  teste  et  de  la  pieté; 
Les  autres,  mesprisans  au  plus  fort  de  leur  aage 
L'effort  de  leurs  plaisirs,  eurent  pareil  courage 
A  leurs  virilitez  ;  et  les  petis  enfans. 
De  qui  l'ame  n'estoit  tendre  comme  les  ans, 
Donnoient  gloire  au  grand  Dieu,  et  de  chansons  nouvelles 
S'en  couroient  à  la  mort  au  sortir  des  mamelles, 
Quelques  uns  des  plus  grands,  de  qui  Dieu  ne  voulut 
Le  salut  impossible,  et  d'autres  qu'il  esleut, 
Pour  prouver  par  la  mort,  constamment  recerchée, 
La  docte  vérité  comme  ils  l'avoient  preschée. 
Mais  beaucoup  plus  à  plain  qu'aux  doctes  et  aux  grands, 
Sur  les  pauvres  abjects  sainctement  ignorants 
Parut  sa  grand'bonté,  quand  les  braves  courages 
Que  Dieu  voulut  tirer  des  fanges  des  villages 
Vindrent  faire  rougir  devant  les  yeux  des  roys 
La  folle  vanité,  l'esprit  donna  des  voix 

Les  Tragiques.  —  T.  II.  7 


5o  LES    TRAGICLU  ES 

Aux  muets  pour  parler,  aux  ignorants  des  langues, 
Aux  simples  des  raisons,  des  preuves,  des  harangues, 
Ne  les  fit  que  l'organe  à  prononcer  les  mots 
Qui  des  docteurs  du  monde  etîaçoient  les  propos. 
Des  inventeurs  subtils  les  peines  plus  cruelles 
N'ont  attendri  le  sein  des  simples  damoiselies  : 
Leurs  membres  délicats  ont  souffert,  en  maint  lieu. 
Le  glaive  et  les  fagots  en  donnant  gloire  à  Dieu  : 
Du  Tout-Puissant  la  force  au  cœur  mesme  des  femmes 
Donna  vaincre  la  mort  et  combattre  les  flammes  : 
Les  cordes  des  geôliers  deviennent  leurs  carquans, 
Les  chaînes  des  posteaux  leurs  mignards  jaserans  : 
Sans  plaindre  leurs  cheveux,  leur  vie  et  leurs  délices, 
Elles  les  ont  à  Dieu  rendus  en  sacrifices. 

Quand  la  guerre,  la  peste  et  la  faim  s'approchoient, 
Les  trompettes  d'enfer  plus  eschauffez  preschoient 
Les  armes,  les  fagots,  et,  pour  appaiser  l'ire 
Du  ciel,  on  presentoit  un  fidelle  au  martyre. 
«  Nous  serions,  disoient-ils,  paisibles,  saouls  et  sains. 
Si  ces  meschans  vouloient  faire  prière  aux  saincts.  » 
Vous  eussiez  dit  plus  vray,  langues  fausses  et  folles. 
En  disant  :  ce  mal  vient  de  servir  aux  idolles  : 
Parfaicts  imitateurs  des  abusez  païens, 
Appaisez-vous  le  ciel  par  si  tristes  moiens  ? 
Vous  deschirez  encor  et  les  noms  et  les  vies 
Des  inhumanitez  et  mesmes  calomnies 
Que  Rome  la  payenne  infidelle  inventa, 
Lors  que  le  filz  de  Dieu  sa  bannière  y  planta. 


LES     FEUX 


5i 


Nous  sommes  des  premiers  images  véritables  : 
Imprudents,  vous  prenez  des  Nerons  les  vocables. 
Encontre  ces  chrestiens,  tout  s'esmeut  par  un  bruit 
Qu'ils  mangeoiont  les  enfants,  qu'ils  s'assembloient  la  nuict 
Pour  tuer  la  chandelle  et  faire  des  meslanges 
D'inceste,  d'adultère,  et  des  crimes  estranges. 
Ils  voioient  tous  les  jours  ces  chrestiens  accusez 
Ne  cercher  que  l'horreur  des  grands  feux  embrasez, 
Et  Ciprian  disoit  :  «  Les  personnes  charnelles 
Qui  aiment  leurs  plaisirs  cerchent-ils  des  fins  telles? 
Comment  pourroit  la  mort  loger  dans  les  désirs 
De  ceux  qui  ont  pour  Dieu  la  chair  et  les  plaisirs?  » 
Jugez  de  quel  crayon,  de  quelle  couleur  vive 
Nous  portons  dans  le  front  de  l'Eglise  primitive. 

O  bien-heureux  esprits  qui,  en  changeans  de  lieu. 
Changez  la  guerre  en  paix,  et  qui  aux  yeux  de  Dieu 
Souffrez,  mourez  pour  tel  de  qui  la  recompense 
N'a  le  vouloir  borné  non  plus  que  la  puissance  ! 
Ce  Dieu  là  vous  a  veus  et  n'a  aimé  des  cieux 
L'indicible  plaisir,  pour  approcher  ses  yeux 
Et  sa  force  de  vous  :  cette  constance  extresme 
Qui  vous  a  faict  tuer  l'enfer  et  la  m.ort  blesme. 
Qui  a  faict  les  petits  résister  aux  plus  grands, 
Qui  a  faict  les  bergers  vainqueurs  sur  les  tyrans. 
Vient  de  Dieu,  qui,  présent  au  millieu  de  vos  flamines, 
Fit  mespriser  les  corps  pour  délivrer  les  âmes. 
Ainsy  en  ces  combats,  ce  grand  chef  souverain 
Commande  de  la  voix  et  combat  de  la  main  : 


52  LESTRAGIQJJES 

Il  marche  au  rang  des  siens  ;  nul  champion  en  peine 
N'est  sans  la  main  de  Dieu  cjui  par  la  main  le  meine. 

Quand  Dieu  eut  tournoyé  la  terre  tout  en  feu 
Contre  sa  vérité,  et  après  qu'il  eut  veu 
La  souffrance  des  siens,  au  contraire  il  advise 
Ceux  qui  tiennent  le  lieu  et  le  nom  de  l'Eglise 
Yvres  de  sang,  de  vin,  qui,  enflez  au  millieu 
Du  monde  et  des  malheurs,  blasphèment  contre  Dieu  ; 
Presidans  sur  le  fer,  commandent  à  la  guerre; 
Possedans  les  grandeurs,  les  honneurs  de  la  terre, 
Portoient  la  croix  en  l'or  et  non  pas  en  leurs  cœurs, 
N'estoient  persécutez,  mais  bien  persécuteurs  : 
Au  conseil  des  tyrans  ils  eslevoient  leurs  crestes, 
Signoient  et  refusoient  des  peuples  les  requestes  ; 
Jugeoient  et  partageoient,en  grondans  comme  chiens, 
Des  pauvres  de  l'Eglise  et  les  droicts  et  les  biens. 
Sel  sans  saveur,  bois  verd  qui  sans  feu  rend  fumée, 
Nuage  sans  liqueur,  abondance  affamée. 
Comme  l'arbre  enterré  au  dessus  du  nombril, 
Offusqué  par  sa  graisse  et  par  elle  steril  : 
D'ailleurs,  leurs  fautes  sont  descouvertes  et  nues  : 
Dieu  les  vid  à  travers  leurs  fueilles  mal  cousues, 
Se  disans  conseillers,  desquels  l'ordre  et  le  rang 
Ne  permet  de  tuer  et  de  juger  au  sang  : 
Ceux  là  changeans  de  nom  et  ne  changeants  d'office. 
Après  soliciteurs,  non  juges  des  supplices. 
Furent  trouvez  sortants  des  jeux  et  des  festins 
Ronfler  aux  seins  enflés  de  leurs  pasles  putains. 


LES    FEUX  5J 

Dieu  voulut  en  voir  plus,  mais  de  regret  et  d'ire 
Tout  son  sang  escuma  :  il  fuit,  il  se  retire, 
Met  ses  mains  au  devant  de  ses  yeux  en  courroux. 
Le  Tout-Puissant  ne  peut  résider  entre  nous  : 
Sa  barbe  et  ses  cheveux  de  fureur  hérissèrent, 
Les  sourcils  de  son  front  en  rides  s'enfoncèrent. 
Ses  yeux  changez  en  feu  jetterent  pleurs  amers, 
Son  sein  enflé  de  vent  vomissoit  des  esclairs. 

Il  se  repentit  donc  d'avoir  formé  la  terre  : 
Tantost  il  prit  au  poing  une  masse  de  guerre, 
Une  boeste  de  peste,  et  de  famine  un  vent  ; 
Il  veut  mesler  la  mer  et  l'air  en  un  moment. 
Pour  faire  encor  un  coup,  en  une  arche  reclose, 
L'eslection  des  siens;  il  pense,  il  se  propose 
Son  alliance  saincte;  il  veut  garder  sa  foy 
A  ceux  qui  n'en  ont  point,  car  ce  n'est  pas  un  roy 
Tel  que  les  tyranneaux  qui  remparent  leur  vie 
De  glaives,  de  poisons  et  de  la  perfidie  : 
Il  tient  encor  serrez  les  maux,  les  eaux,  les  feux, 
Et  pour  laisser  combler  le  vice  aux  vicieux. 
Souffrit  et  n'aima  pas,  permit  et  ne  fut  cause 
Du  reste  de  nos  maux  :  puis  d'une  longue  pause, 
Pensant  profondement,  courba  son  chef  dolent, 
Finit  un  dur  penser  d'un  sanglot  violent  : 
Il  croiza  ses  deux  bras,  vers  le  Ciel  les  relevé  : 
Son  cœur  ne  peut  plus  faire  avec  le  monde  trêve  : 
Lors  d'un  pied  dépité  refrappant  par  sept  fois 
La  poudre,  il  fît  venir  quatre  vents  soubs  les  loix 


54 


LES    TRAGIQUES 


D'un  chariot  volant,  puis  sans  ouvrir  sa  veùe 
Il  sauta  de  la  terre  en  l'obscur  de  la  nue  : 
La  terre  se  noircit  d'espais  aveuglement, 
Et  le  ciel  rayonna  d'heureux  contentement. 


LES   FERS 


LIVRE   CINQUIÈME 


LES   FERS 


lEU  retira  ses  yeux  de  la  terre  ennemie  : 
La  justice  et  la  foy,  la  lumière  et  la  vie 
S'envolèrent  au  Ciel  :  des  ténèbres  l'espais 
Jouissoit  de  la  terre  et  des  hommes  en  paix. 

Comme  un  roy  justicier  quelquefois  abandonne 

La  royalle  cité,  siège  de  sa  couronne, 

Pour,  en  faisant  le  tour  de  son  royaume  entier, 

Voir  si  ses  vices-rois  exercent  leur  mestier, 

Aux  lieux  plus  eslognez  refréner  la  licence 

Que  les  peuples  mutins  prenent  en  son  absence  ; 

Puis,  ayant  poursuivy  sa  visite  et  son  tour, 

S'en  rêva  désiré  en  son  premier  séjour. 


1 


58  LES    TRAGICLUES 

Son  Parlement,  sa  Cour,  son  Paris  ordinaire 

A  son  heureux  retour  ne  sçavent  quelle  chère 

Ne  quels  gestes  mouvoir,  pour  au  roy  tesmoigner, 

Que  tout  plaisir  voulut  avec  lui  s'eslongner. 

Tout  plaisir  retourner  au  retour  de  sa  face, 

Ainsy  (sans  définir  de  l'Eternel  la  place, 

Mais  comme  il  est  permis  aux  tesmoignages  saincts 

Comprendre  le  céleste  aux  termes  des  humains) 

Ce  grand  Roy  de  tous  rois,  ce  Prince  de  tous  princes. 

Lassé  de  visiter  ses  rebelles  provinces. 

Se  rassit  en  son  throsne,  et  d'honneur  couronné 

Fit  au  peuple  du  Ciel  voir  son  chef  rayonné. 

Les  célestes  bourgois,  afîamez  de  sa  gloire, 

Volent  par  millions  à  ce  palais  d'yvoire  : 

Les  habitants  du  Ciel  comparurent  à  l'œil 

Du  grand  soleil  du  monde  et  de  ce  beau  soleil  : 

Les  Séraphins  ravis  le  contemploient  à  veûe, 

Les  Chérubins  couverts  (ainsy  que  d'une  nue) 

L'adoroienl  soubs  un  voile  :  un  chacun  en  son  lieu, 

Extatic,  reluisoit  de  la  face  de  Dieu; 

Cet  amas  bien-heureux  mesloit  de  sa  présence 

Clarté  dessus  clarté,  puissance  sur  puissance  : 

Le  haut  pouvoir  de  Dieu  sur  tout  pouvoir  estoit, 

Et  son  ihiosne  eslevé  sur  les  throsnes  montoit. 

Parmy  les  purs  esprits  survint  l'esprit  immonde, 
Quand  Satan,  halletant  d'avoir  tourné  le  monde. 
Se  glissa  dans  la  presse  :  aussy  tost  l'œil  divin 
De  tant  d'esprits  bénits  tria  l'esprit  malin. 


LES    FERS  59 

Il  n'esbioiiit  de  Dieu  la  clarté  singulière 

Quoy  qu'il  fust  clesguisé  en  ange  de  lumière  : 

Car  sa  face  estoit  belle,  et  ses  yeux  clairs  et  beaux, 

Leur  fureur  addoucie  ;  il  desguisoit  ses  peaux 

D'un  voile  pur  et  blanc  de  robbes  reluisantes  : 

De  ses  reins  retroussez  les  pennes  blanchissantes 

Et  les  aisles  croissoient  sur  l'eschine  en  repos  : 

Ainsj  que  ses  habits  il  farda  ses  propos, 

Et  composoit  encor  sa  contenance  douce 

Quand  Dieu  l'empongne  au  bras,  le  lire,  se  courouce. 

Le  sépare  de  tous  et  l'interrogue  ainsy  : 

((  D'où  viens-tu,  faux  Satan  ?  que  viens-tu  faire  icy  ?  » 

Lors  le  trompeur  trompé  d'asseuré  devint  blesme, 

L'enchanteur  se  trouva  desenchanté  luy-mesme, 

Son  front  se  seillonna,  ses  cheveux  hérissez. 

Ses  yeux  flambants  dessoubs  les  sourcils  refroncés, 

Le  crespe  blanchissant  qui  les  cheveux  luy  cœuvre   • 

Se  change  en  mesme  peau  que  porte  la  couleuvre 

Qu'on  appelle  coëffée,  ou  bien  en  telle  peau 

Que  le  serpent  mué  despoùille  au  temps  nouveau. 

La  bouche  devint  pasie;  un  changement  estrange 

Luy  donna  front  du  diable  et  osta  celuy  d'ange. 

L'ordure  le  flestrit,  tout  au  long  se  respand, 

La  teste  sa  descoëffe  et  se  change  en  serpent  : 

Le  pennache  luisant  et  les  plumes  si  belles 

Dont  il  contrefaisoit  les  angelicques  ailes. 

Tout  ce  blanc  se  ternit,  ces  aisles,  peu  à  peu 

Noires,  se  vont  tachant  de  cent  marques  de  feu, 


6o  LESTRAGIQJUES 

En  dragon  affricain  ;  lors  sa  peau  mouchettée  : 

Comme  un  ventre  d'aspic  se  trouve  marquettée  : 

Il  tomba  sur  la  voûte,  où  son  corps  s'ailongeant, 

De  diverses  couleurs  et  venin  se  changeant, 

Le  ventre  jaunissant  et  noirastre  la  queiie, 

Pour  un  ange  trompeur  mit  un  serpent  en  veiie. 

La  parolle  \uy  faut,  le  front  de  l'effronté 

Ne  pouvoit  supporter  la  saincte  majesté. 

Qui  a  veu  quelque  fois  prendre  un  coupeur  de  bourse 

Son  œuvre  dans  ses  mains,  qui  ne  peut  à  la  course 

Se  sauver,  desguiser  ou  nier  son  forfaict? 

Satan  n'a  plus  les  tours  desquels  il  se  deffaict  : 

S'il  fuit,  le  doigt  de  Dieu  par  tout  le  monde  vole  : 

S'il  ment.  Dieu  juge  tout  et  connoist  sa  parole. 

Le  criminel  pressé,  repressé  plusieurs  fois. 

Tout  enroué  trouva  l'usage  de  la  voix, 

Et  respond  en  tremblant  :  «  Je  viens  de  voir  la  terre, 

La  visiter,  la  ceindre  et  y  faire  la  guerre; 

Tromper,  tenter,  ravir,  tacher  à  décevoir 

Le  riche  en  ses  plaisirs,  le  pauvre  au  desespoir  : 

Je  viens  de  redresser  emprise  sur  emprise, 

Les  fers  après  les  feux  encontre  ton  Eglise  : 

Je  viens  des  noirs  cachots,  tristes  d'obscurité, 

Piper  les  foibles  cœurs  du  nom  de  liberté, 

Fasciner  le  vulgaire  en  estranges  merveilles, 

Assiéger  de  grandeurs  des  plus  grands  les  oreilles. 

Peindre  aux  cœurs  amoureux  le  lustre  des  beautez, 

Aux  cruels  par  mes  feux  doubler  les  cruautez, 


LES    FERS  6i 

Appaster  (sans  saouler)  le  vicieux  du  vice, 
D'honneurs  l'ambition,  de  présents  l'avarice. 

—  Pourtant  (dit  l'Eternel),  si  tu  as  esprouvé 
La  constance  des  miens,  Satan,  tu  as  trouvé 
Toute  confusion  sur  ton  visage  blesme, 
Quand  messaincts  champions,  en  liiant  la  mort  mesmo. 
Des  coeurs  plus  abbrutis  arrachent  les  soupirs  : 
Tu  as  grincé  les  dents  en  voiant  ces  martyrs 
Te  destruire  la  chair,  le  monde  et  ses  puissances 
Et  les  tableaux  hideux  de  leurs  noires  oiTences 
Que  tu  leur  alTrontois;  et  quand  je  t'ay  permis 
De  les  livrer  aux  mains  de  leurs  durs  ennemis, 
La  peine  et  la  douleur  sur  leur  chair  augmentée 
A  veu  le  corps  destruict,  non  l'ame  espouventée.  » 

Le  calomniateur  respondit  :  «  Je  sçay  bien 
Qu'à  un  vivre  fâcheux  la  mort  est  moins  que  rien  : 
Ces  cerveaux  à  qui  l'heur  et  le  plaisir  tu  ostes, 
Seichez  par  la  vapeur  qui  sort  des  fausses  costes, 
S''affligent  de  terreurs,  font  en  soy  des  prisons 
Qui  ferment  le  guichet  aux  humaines  raisons. 
Ils  sont  chassez  par  tout  et  si  las  de  leur  fuitte 
Qu'au  repos  des  crottons  la  peine  les  invitte  : 
On  leur  oste  les  biens,  ils  sont  pressez  de  faim, 
Ils  ayment  la  prison  qui  leur  donne  du  pain. 
Puis,  vivants  sans  plaisir,  n'auront-ils  point  d'envie 
De  guérir  par  la  mort  une  mortelle  vie  ? 
Aux  cachots  estoufîez  on  les  va  secourir 
Qiiand  on  leur  va  donner  un  peu  d'air  pour  mourir. 


6î  LESTRAGICLUES 

La  pesanteur  des  fers  quand  on  les  en  délivre 
Leur  est  quelque  soûlas  au  changement  de  vivre  : 
L'obscur  de  leurs  prisons  à  ces  désespérez 
Faict  désirer  les  feux  dont  ils  sont  esclairez  : 
Mais  si  tu  veux  tirer  la  preuve  de  ces  âmes, 
Oste-les  des  couteaux,  des  cordeaux  et  des  fîammes  : 
Laisse  l'aize  venir,  change  l'adversité 
Au  favorable  temps  de  la  prospérité  ; 
Mets-les  à  la  fumée  et  au  feu  des  batailles, 
Verse  de  leurs  haineux  à  leurs  pieds  les  entrailles; 
Qu'ils  manient  du  sang  :  enflamme  un  peu  leurs  yeux 
Du  nom  de  conquerans  ou  de  victorieux  ; 
Pousse  les  gouverneurs  des  villes  et  provinces. 
Jette  dans  leurs  troupeaux  l'excellence  des  princes, 
Qu'ils  soient  solliciteurs  d'honneur,  d'or  et  de  bien; 
Meslons  Testât  des  rois  un  peu  avec  le  tien. 
Le  vent  de  la  faveur  passe  sur  ces  courages, 
Que  je  les  ploie  au  gain  et  aux  macquerelages  ; 
Qu'ils  soient  de  mes  prudents,  et  pour  le  faire  court, 
Je  leur  montre  le  ciel  au  mirouër  de  la  court. 
Puis  après,  tout  soudain  que  ta  face  changée 
Abandonne  sans  cœur  la  bande  encouragée. 
Et  lors,  pour  essaier  ces  hauts  et  braves  cœurs, 
Laisse-les  chatouiller  d'ongles  des  massacreurs; 
Laisse-les  deschirer  :  ils  auront  leur  fiance 
En  leur  princes  puissants  et  non  en  ta  puissance. 
Des  princes  les  meilleurs  au  combat  périront. 
Les  autres  au  besoing,  lasches,  les  trahiront. 


LES    FERS  6ÃŽ 

Ils  ne  connoistiont  point  ni  la  foi  ni  la  grâce, 
Ains  te  blasphémeront,  Eternel,  en  ta  face  : 
Si  tout  ne  réussit,  j'ay  encore  un  tyson 
Dedans  mon  arcenal,  qui  aura  sa  saison; 
C'est  la  guerre  d'argent  qu'après  tout  je  prépare. 
Quand  le  règne  sera  hors  les  mains  d'un  avare, 
De  tant  de  braves  cœurs  et  d'excellents  esprits 
Bien  peu  refuseront  du  sang  juste  le  prix  : 
C'est  alors  que  je  tiens  plus  seure  la  defîaicte. 
Quand  le  mal  d'Israël  viendra  par  le  prophète. 
Que  je  fasse  toucher  l'hypocrite  pasteur 
L'impure  pension  ;  si  bien  qu'esprit  menteur, 
J'entre  aux  chefs  des  Achabs  par  langues  desbauchées, 
De  mes  cornus  donnans  des  soufflets  aux  Michées. 
Ces  faux  Sedecias,  puissants  d'or  et  faveur. 
Vaincront  par  doux  propos  soubs  le  nom  de  Sauveur  : 
Flatteurs,  ils  poliront  de  leurs  friandes  limes 
Le  discours  œquivocque  et  les  mots  homonymes. 
Deschaine-moy  les  poings,  remets  entre  mes  mains 
Ces  chrestiens  obstinez  qui,  parmy  les  humains, 
Font  gloire  de  ton  nom  :  si  ma  force  est  esteinte, 
Lors  je  confesseray  que  ton  Eglise  est  saincte. 
«  Je  te  permets,  Satan  (dit  l'Eternel  alors), 
D'esteindre  par  le  fer  la  plus-part  de  leur  corps  : 
Fay,  selon  ton  dessein,  les  âmes  réservées, 
Qui  sont  en  mon  conseil,  avant  le  temps  sauvées. 
Ton  filet  n'enclorra  que  les  abandonnez 
Qui  furent  nez  pour  toy  premier  que  feussent  nez  ; 


64  LESTRAGIQ.UES 

Mes  champions  vainqueurs,  vaisseaux  de  ma  victoire, 
Feront  servir  ta  ruse  et  ta  peine  à  ma  gloire.  » 

Le  Ciel  pur  se  fendit;  se  fendant,  il  eslance 
Geste  peste  du  ciel  aux  pestes  de  la  France  : 
Il  trouble  tout,  passant  :  car,  à  son  devaller, 
Son  précipice  esmeut  les  malices  de  l'air, 
Leur  donne  pour  tambour  et  chamade  un  tonnerre  : 
L'air  qui  estoit  en  paix  confus  se  trouve  en  guerre  : 
Les  esprits  des  humains,  agitez  de  fureurs, 
Eurent  part  au  changer  des  corps  supérieurs. 
L'esprit  dans  un  Typhon  pirouettant  arrive 
De  Seine,  tout  poudreux,  à  l'ondo_yante  rive. 

Ce  que  premier  il  trouve  à  son  advenement 
Fut  le  preparatif  du  brave  bastiment 
Que  desseignoit  pour  lors  la  peste  florentine  : 
De  dix  mille  maisons  il  voiia  la  ruine 
Pour  estofîe  au  dessein  :  le  serpent  captieux 
Entra  dans  cette  royne,  et  pour  y  entrer  mieux 
Fit  un  corps  aéré  de  colomnes  parfaictes. 
De  pavillons  hautains,  de  folles  girouettes, 
De  dômes  accomplis,  d'escaliers  sans  noyaux, 
Fenestrages  dorez,  pilastres  et  portaux. 
Des  salles,  cabinets,  des  chambres,  galeries; 
En  fin  d'un  tel  project  que  sont  les  Thuileries. 
Comme  idée,  il  gaigna  l'imagination. 
Du  chef  de  Jesabel  il  prit  possession; 
L'ardent  désir  logé  avorte  d'autres  vices. 
Car  ce  que  peut  troubler  ces  desseins  d'édifices 


LES    FERS  65 

Est  condamné  à  morl  par  ces  volans  désirs, 

A  qui  le  sang  n'est  cher  pour  servir  aux  plaisirs. 

Ce  butin  conquesté,  cet  œil  ardent  descouvre 

Tant  de  gibier  pour  soy  dans  le  palais  du  Louvre, 

11  s'acharne  au  pillage,  et  l'enchanteur  rusé, 

Tantost  en  conseiller  finement  desguisé. 

En  prescheur  pénitent  et  en  homme  d'Eglise, 

Il  mutine  aisément,  il  conjure,  il  attise. 

Le  sang,  l'esprit,  le  cœur,  et  l'oreille  des  grands, 

Rien  ne  luy  est  fermé,  mesme  il  entre  dedans 

Le  conseil  plus  estroit  :  pour  mieux  filer  sa  trame, 

Quelquefois  il  se  vest  d'un  visage  de  femme. 

Et  pour  pipper  un  cœur  s'arme  d'une  beauté. 

S'il  faut  s'authoriser,  il  prend  l'authorité 

D'un  visage  chenu  qu'en  rides  il  assemble. 

Penchant  son  corps  voûté  sur  un  baston  qui  tremble, 

Donne  au  proverbe  vieux  ce  que  peut  faire  l'art 

Pour  y  accommoder  le  style  d'un  vieillard. 

Pour  l'œil  d'un  fat  bigot  l'afîronteur  hypocrite 

De  chapelets  s'enchaine  en  guise  d'un  hermite, 

Chaussé  de  capuchons  et  de  frocs  inconnus. 

Se  faict  pâlir  de  froid  par  les  pieds  demi-nuds, 

Se  faict  frère  ignorant  pour  plaire  à  l'ignorance, 

Puis  souverain  des  Roys  par  poincts  de  conscience, 

Faict  le  sçavant,  départ  au  siècle  la  vertu, 

Ment  le  nom  de  Jésus  ;  de  deux  robbes  vestu, 

Il  fait  le  justicier  pour  tromper  la  justice. 

Il  se  transforme  en  or  pour  vaincre  l'avarice 

Les  Tragiques.  —  T.  II.  9 


66  LESTRAGl(i_UES 

Du  grand  temple  Romain;  il  esleve  aux  hauts  lieux 

Ses  esclaves  gaignez,  les  fait  roiier  des  yeux, 

Les  précipite  au  mal,  ou  cet  esprit  immonde 

D'un  haut  mont  leur  promet  les  royaumes  du  monde  ; 

Il  desploie  en  marchand  à  ces  jeunes  seigneurs, 

Pour  trafficl  de  péché,  de  France  les  honneurs. 

Cependant,  visitant  l'ame  de  maint  ficlelle. 

Il  pippe  un  zélateur  de  son  aveugle  zelle  : 

Il  desploie,  piteux,  tant  de  malheurs  passez. 

En  donne  un  goust  amer  à  ces  esprits  lassez  : 

11  désespère  l'un,  l'autre  il  perd  d'espérance, 

Il  estrangle  en  son  lict  la  blanche  patience  : 

Et  cette  patience  il  réduit  en  fureur, 

Il  monstre  son  pouvoir  d'efficace  d'erreur  : 

Il  faict  que  l'assaillant  en  audace  persiste. 

Et  l'autre  à  la  fureur  par  la  fureur  résiste. 

Ce  project  estably,  Satan  en  toutes  parts 

Des  règnes  d'occident  despescha  ses  soudards  : 

Les  ordes  légions  d'anges  noirs  s'envolèrent. 

Que  les  enfers  esmeus  à  ce  poinct  decouplerent  : 

Ce  sont  ces  esprits  noirs  qui  de  subtils  pinceaux 

Ont  mis  au  Vatican  les  excellens  tableaux, 

Où  l'Antéchrist,  saoulé  de  vengeance  et  de  playe. 

Sur  l'effect  de  ses  mains  en  triomphant  s'esgaie. 

Si  l'enfer  fut  esmeu,  le  ciel  le  fut  aussy. 
Les  esprits  vigilans  qui  ont  toujours  soucy 
De  garder  leurs  agneaux,  le  camp  sacré  des  Anges, 
Destournoit  des  chrestiens  ces  accidents  estranees. 


LES    FtRS  67 

Tels  contraires  desseins  produisirent  çà-bas 
Des  purs  et  des  impurs  les  assidus  combats. 
Chacun  des  esprits  saincts  ayant  fourni  sa  tasclie, 
Et  retourné  au  ciel  comme  à  prendre  relatlie, 
Representoit  au  vif,  d'un  compas  mesuré, 
Dans  le  large  parvis  du  haut  ciel  azuré, 
Aux  yeux  de  l'Eternel,  d'une  science  exquise, 
Les  hontes  de  Satan,  les  combats  de  l'Eglise. 
Le  paradis,  plus  beau  de  spectacles  si  beaux, 
.\ima  le  parement  de  tels  sacrez  tableaux, 
Si  que,  du  vif  esclat  de  couleurs  immortelles. 
Les  voûtes  du  haut  ciel  reluiserent  plus  belles. 
Tels  serviteurs  de  Dieu,  peintres  ingénieux, 
Par  ouvrages  divins  representoient  aux  yeux 
Des  martyrs  bien-heureux  une  autre  saison  pire 
Que  la  saison  des  feux  n'avoit  faict  le  martyre. 
En  cela  fut  permis  aux  esprits  triomphans 
De  voir  Testât  piteux  ou  l'heur  de  leurs  enfans. 
Les  pères  contemploient  l'admirable  constance 
De  leur  postérité,  qui,  en  tendrelle  enfance, 
Pressoient  les  mesmes  pas  qu'ils  leur  avoient  tracez. 
Autres  voioient  du  ciel  leurs  portraicls  etîacez 
Sur  leur  race  doubteuse,  en  qui  l'ame  déteste 
Les  dégénérez  cœurs,  jaçoit  qu'il  ne  leur  reste 
De  passion  charnelle,  et  qu'en  ce  sacré  lieu 
Il  n'y  ait  zelle  aucun  que  la  gloire  de  Dieu. 
Encor  pour  cette  gloire  à  leurs  filz  ils  prononcent 
Le  redoutable  arrest  de  celuy  qu'ils  renoncent, 


68  LES    TRAGIQUES 

Comme  les  dons  du  ciel  ne  vont  de  rang  en  rang 
S'attachans  à  la  race,  à  la  chair  et  au  sang. 
Tantost  ils  remarquoient  les  bras  pesants  de  Moyse, 
Et  d'Israël  fuyant  l'enseigne  en  terre  mise  : 
Puis  Dieu  levé  ses  bras  et  cette  enseigne,  alors 
Qu'afoiblis  aux  moiens,  par  foj  nous  sommes  forts  : 
Puis  elle  dépérit  quand,  orgueilleux,  nous  sommes, 
Sans  le  secours  de  Dieu,  secourus  par  les  hommes. 

Les  zélateurs  de  Dieu,  les  citoyens  péris 
En  combattant  pour  Christ,  les  loix  et  le  pays, 
Remarquoient  aisément  les  batailles,  les  bandes, 
Les  personnes  à  part  et  petites  et  grandes. 
Ceux  qui  de  tels  combats  passèrent  dans  les  cieux, 
Des  yeux  de  leurs  esprits  voient  des  autres  yeux  : 
Dieu  met  en  cette  main  la  plume  pour  escrire 
Où  un  jour  il  mettra  le  glaive  de  son  ire. 
Les  conseils  plus  secrets,  les  heures  et  les  jours. 
Les  actes  et  le  temps  sont  par  soigneux  discours 
Adjoustez  au  pinceau  :  jamais  à  la  mémoire 
Ne  fut  si  doctement  sacrée  une  autre  histoire  : 
Car  le  temps  s'y  distingue,  et  tout  l'ordre  des  faicts 
Est  si  parfaictement  par  les  Anges  parfaicts 
Escrit,  déduit,  compté,  que  par  les  mains  sçavantes 
Les  plus  vieilles  saisons  encor  luy  sont  présentes. 
La  fureur,  l'ignorance,  un  prince  redoubté. 
Ne  font  en  ces  discours  tort  à  la  vérité. 

Les  yeux  des  bien-heureux  aux  peintures  advisent 
Plus  qu'un  pinceau  ne  peut,  et  en  l'histoire  lisent 


LES    FERS  69 

Les  premiers  fers  tirez  et  les  émotions 

Qui  brusloient  d'un  subject  diverses  nations. 

Dans  le  ciel  desguisé,  historien  des  terres, 

Ils  lisent  en  leurs  paix  les  efforts  de  nos  guerres  : 

Et  les  premiers  objets  de  ses  yeux  saincts  et  beaux 

Furent  au  rencontrer  de  ces  premiers  tableaux. 

Le  premier  vous  présente  une  aveugle  Bellone 
Qui  s'irrite  de  soy,  contre  soy  s'enfellonne, 
Ne  souffre  rien  d'entier,  veut  tout  voir  à  morceaux. 
On  la  void  deschirer  de  ses  ongles  les  peaux; 
Ses  cheveux  gris,  sans  loy,  sont  sanglantes  vipères 
Qui  lui  crèvent  le  sein,  dos  et  ventre  d'ulcères, 
Tant  de  coups  cju'ils  ne  font  qu'une  playe  en  son  corps. 
La  louve  boit  son  sang,  et  faict  son  pain  de  morts. 

Voicy  de  toutes  parts  du  circuy  de  la  France, 
Du  brave  Languedoc,  de  la  seiche  Provence, 
Du  noble  Daulphiné,  du  riche  Lyonnois, 
Des  Bourguignons  testus,  des  légers  Champenois, 
Des  Picards  hazardeux^  de  Normandie  forte, 
Voicy  le  Breton  franc,  le  Poictoii  qui  tout  porte. 
Le  Xaintongeois  heureux,  et  les  Gascons  soudarts. 
Des  bords  à  leur  millieu  branslent  de  toutes  parts, 
Par  troupeaux  départis,  et  payés  de  leurs  zèles. 
Gardent  secret  et  foy  en  trois  mille  cervelles  : 
Secret  rare  aujourd'huy  en  trois  fronts  de  ce  temps. 
Et  le  zèle  et  la  foy  estoyent  en  leur  primtemps, 
Ferme  entre  les  soldats,  mais  sans  foy  et  sans  bride 
En  ceux  qui  respiroient  l'air  de  la  cour  perfide. 


70 


LES    TKAGIQ^UES 


Voicy  les  deux  François  l'un  sur  l'autre  enragez, 
D'ame,  d'esprit,  de  sens  et  courage  changez. 

Tel  est  riiideux  pourtraict  de  la  guerre  civille. 
Qui  produit  soubs  ses  pieds  une  petite  ville 
Pleine  de  corps  meurtris  en  la  place  estendus, 
Son  fleuve  de  noies,  ses  créneaux  de  pendus. 
Là,  dessus  l'eschafTaut  qui  tient  toute  la  place, 
Entre  les  condamnés,  un  esleve  sa  face 
Vers  le  ciel,  kiy  monstrant  le  sang  fumant  et  chaud 
Des  premiers  estestés;  puis  s'escria  tout  haut. 
Haussant  les  mains  du  sang  des  siens  ensanglantées 
'(    O  Dieu  puissant  vengeur,  tes  mains  seront  ostées 
De  ton  sein,  car  cecy  du  haut  ciel  tu  verras, 
Et  de  cent  mille  morts  à  poinct  te  vengeras!  » 

Après  se  vient  enfler  une  puissante  armée, 
Remarc|uable  de  fer,  de  feux  et  de  fumée, 
Ou  les  reistres  couverts  de  noir  et  de  fureurs 
Départent  des  François  les  tragicques  erreurs. 
Les  deux  chefs  y  sont  pris,  et  leur  dure  rencontre 
La  défaveur  du  ciel  à  l'un  et  l'autre  monstre. 
Vous  voiez  la  victoire,  en  la  plaine  de  Dreux, 
Les  deux  favoriser  pour  ruiner  les  deux. 
Comme  en  large  chemin  le  pantelant  yvrogne 
Ondoyé  çà  et  là,  s'approchant,  il  s'eslongne  : 
Ainsy  les  deux  costez  heurte  et  fuit  à  la  fois 
La  victoire  troublée,  yvre  du  sang  françois  : 
L'insolence  parmy  les  deux  camps  se  pourmeine, 
Les  faict  vaincre  vaincus  tout  à  la  Cadmeene. 


LES    FERS  71 

C'est  le  vaisseau  noie  qui,  versé  au  profond, 
.    Ne  laisse  au  plus  heureux  que  l'heur  d'estre  second  : 
L'un  ruine,  en  vainquant,  sa  doubteuse  victoire, 
L'autre  au  débris  de  soy  et  des  siens  prend  sa  gloire. 
Dieu  eut  à  desplaisir  tels  moiens  pour  les  siens, 
Atîoiblit  leurs  efforts  pour  monstrer  ses  moiens. 
Comme  on  void  en  celuy  pui  prodigua  sa  vie 
Pour  tuer  Holoferne  assiégeant  Bethulie, 
Ou,  quand  les  abbatus  succomboient  sous  le  faix, 
La  mort  des  turbulents  donne  vie  à  la  paix. 

L'homme  sage  pour  soy  faict  quelque  paix  en  terre. 
Et  Dieu  non  satisfaict  commence  une  autre  guerre. 
L'homme  pense  éviter  les  fléaux  du  ciel  vengeur 
N'aiant  la  paix  à  Dieu  ni  la  paix  en  son  cœur. 
Une  autre  grand  peinture  est  plus  loing  arrangée 
Où,  pour  le  second  coup,  Babel  est  assiégée. 
Un  fort  petit  troupeau,  peu  de  temps,  peu  de  lieu, 
Font  de  très  grands  effets;  celuy  qui  trompoit  Dieu, 
Son  rang  et  ses  amis,  son  sang  et  sa  patrie. 
Perdit  l'Estat,  l'honneur,  le  combat  et  la  vie, 
Là  vous  voyez  comment  la  chrestienne  vertu 
Par  le  doigt  du  grand  Dieu  a  si  bien  combatu, 
Que  les  meschants,  troublez  de  leurs  succès  estranges. 
Pensèrent,  esbahis,  faire  la  guerre  aux  anges 

Voicy  renaistre  encor  des  ordres  tous  nouveaux, 
Des  guerres  icy-bas  et  au  ciel  des  tableaux, 
Où  s'est  peu  voir  celuy  qui,  là  doublement   prince, 
Mesprise  soubs  ses  pieds  le  reigne  et  la  province. 


72  LES   TRAGIQUES 

Il  remarque  Jarnac,  et  contemple,  joyeux, 

Pour  qui,  comment  et  quel  il  passe  dans  les  cieux  : 

Il  void  comme  il  peiça  une  trouppe  pressée, 

Brisant  encor  sa  jambe  au  paravant  cassée  : 

Aislé  de  sa  vertu,  il  vole  au  ciel  nouveau. 

Et  son  bourreau  demeure  à  soy-mesme  bourreau. 

Les  autres,  d'autre  part,  marquent  au  vif  rangées 
Mille  troupes  en  feu,  les  villes  assiégées, 
Les  assauts  repoussez  et  les  saccagements. 
Escarmouches,  combats,  meurtres,  embrazements; 
Combat  de  Sainct-Tirier,  icy  tu  fais  paroistre 
Que  quand  la  pluye  eut  mis  en  fange  le  salpestre, 
Le  camp  royal,  aux  mains  arresté  et  battu, 
Esprouva  des  chrestiens  le  fer  et  la  vertu. 
Puis  en  grand  marge  luit,  sans  qu'un  seul  traict  y  faille. 
Du  sanglant  Montcontour  la  sanglante  bataille. 
Là  on  joua  de  sang,  là  le  fer  inhumain. 
Insolent,  besongna  dans  l'insolente  main, 
Plus  à  souffrir  la  mort  qu'à  la  donner  habille. 
Moins  propre  à  guerroyer  qu'à  la  fureur  civille. 

Dieu  fit  la  force  vaine  et  l'appuy  vain  périr 
Quand  l'Eglise  n'eut  plus  la  marque  de  soufîrir, 
Connoissant  les  humains  qui  n'ont  leur  espérance 
En  leur  puissant  secours  que  vaincus  d'impuissance. 
Ainsy  d'autres  combats  moindres  mais  violents 
Amolissent  le  cœur  des  tyrans  insolents. 
Des  camps  les  plus  enflez  les  rencontres  mortelles 
Tournent  en  defîaveur  et  en  deuil  auy  fidelles; 


LES    FERS  7ÃŽ 

Mais  les  petits  troupeaux,  favorisez  des  cieux, 

Choisis  des  Gedeons,  chantent  victorieux. 

Aussy  Dieu  n'a  pas  mis  ses  vertus  enfermées 

Au  nombre  plus  espais  des  puissantes  armées  : 

Il  veut  vaincre  par  soy  et  rendre  consolez 

Les  camps  tout  ruinez  et  les  cœurs  désolez  : 

Les  tirer  du  tombeau  affin  que  la  victoire 

De  luy  et  non  de  nous  éternise  la  gloire  : 

C'est  pourquoy  Dieu  maudit  les  roys  du  peuple  hebrieu 

Qui  comptoient  leurs  soldats,  non  la  force  de  Dieu, 

Ici  prend  son  tableau  la  pieuse  Renée, 
Fille  de  ce  Louis  qui  par  la  renommée 
Fut  dit  père  du  peuple  :  entre  ses  bras  royaulx 
Estoient  cachés  de  Dieu  les  serviteurs  loyaux. 
Mais  le  nombre  estant  creu  jusqu'à  mille  familles, 
Du  grand  puits  infernal  les  puantes  chenilles 
Infectèrent  le  sein  de  Charles  sans  pitié, 
Luy  firent  mettre  aux  pieds  l'honneur  et  l'amitié. 
Il  perdit  le  respect  d'une  tante  si  saincte. . 
Un  messager  de  mort  luy  porta  la  contraincte 
De  dégarnir  cinq  cents  ou  foyers  ou  logis, 
Et  d'en  vuider  les  murs  du  triste  Montargis. 
Voicy  femmes,  vieillards  et  enfants  qui  n'ont  armes 
Que  des  cris  vers  le  ciel,  vers  la  terre  des  larmes, 
Dans  le  chemin  de  mort.  Telle  qui  autrefois 
Avoit  en  grand  langueur  faict  ses  couches  d'un  mois. 
Les  faict  sans  s'arrester,  heureuse  et  sans  peine; 
Une  tient  d'une  main  un  enfant  qu'elle  meine, 


74  LESTRAGICLUES 

L'autre  luy  tient  la  robbe,  et  le  tiers  sur  les  bras; 
Le  quart  s'appuye  en  vain  sur  son  vieux  père  las; 
Le  malade  se  traine,  ou  par  ordre  se  jette 
Sur  le  rare  secours  d'une  vile  charrette. 
Ce  troupeau  harassé  et  de  vivre  ei  d'aller, 
Vid  sur  les  bords  de  Loire  eslever  dedans  l'air 
De  poussière  un  grand  corps,  et  puis  dans  le  nuage 
Leur  parut  des  meurtriers  le  hideux  esquipage, 
Trois  cornettes,  et  soubs  les  funestes  drappeaux 
Brilloient  les  coutelas  dans  les  mains  des  boureaux. 
Mais  encor,  à  la  gauche,  une  autre   moindre  trouppe 
S'advance  de  plus  près,  et  tout  espoir  luy  couppe, 
Horsmis  celuy  du  ciel  :  là  vont  les  yeux  de  tous, 
Qui,  ploiants  cœurs  et  mains,  atterrent  les  genoux. 
Et  le  pasteur  Beaumont,  comme  on  faict  aux  batailles, 
Harangua  de  ces  mots  un  escadron  d'ouailles  : 
«  Que  fuions-nous  ?  la  vie.  Que  cerchons-nous  ?  la  mort. 
Cerchons-nous  la  tempeste  ?  Avons-nous  peur  du  port  ? 
Tendons  les  mains  à  Dieu  puisqu'il  nous  les  veut  tendre, 
Et  luy  disons  :  Mon  ame  en  tes  mains  je  viens  rendre. 
Car  tu  m'as  rachepté,  ô  Dieu  de  vérité!  » 

De  gauche  le  troupeau  s'esloit  ja  arresté, 
Admirant  le  spectacle,  et  comme  il  s'avoysine, 
L'un  reconnoist  sa  sœur,  et  l'autre  sa  cousine. 

C'estoient  cent  chevaliers  qui  depuis  Moncontour, 
Ayant  tracé  de  France  un  presque  demi-tour, 
Vers  leur  pais  natal  à  poinct  se  vindrent  rendre 
Pour  des  gorges  du  loup  ces  agnelets  deffendre. 


LES    FERS 


75 


Leur  loisir  fut  de  faire  une  liaye  audevant 

Des  prosternés,  et  puis  mettre  l'espée  au  vent. 

Bien  que  l'enneiny  fust  au  double  et  davantage, 

Au  changer  de  gibier  se  fondit  leur  courage  : 

Ils  s'estoient  apprestés  à  fendre  du  Cousteau 

L'estamine,  linomple,  et  la  tendrette  peau; 

Mais  ils  trouvent  du  fer,  qui  à  peu  de  despence 

Mit  en  pièce  le  tout,  horsmis  un  qui  s'eslance 

Dedans  un  arbre  creux,  eschappant  de  ce  lieu 

Pour  effrayer  les  siens  des  merveilles  de  Dieu. 

Mais  je  voy  Navarrin  :  sa  délivrance  estrange 

Faict  sonner  de  Bearn  une  voix  de  louange  : 

Le  haut  ciel  aujourd'huy  a  peint  en  ses  pourpris 

Dix  mille  hommes  deffaicts,  vingt  et  deux  canons  pris, 

Une  ville,  un  chasteau,  dans  l'effroy  du  desordre 

Soubs  trente  cavalliers  perdre  l'honneur  et  l'ordre  : 

Un  seul  soleil  esclaire  à  seize  cens  soldats 

Qui,  conduits  d'un  lyon,  rendent  tous  ces  combats. 

Lusson,  tu  y  es  peint  avec  la  troupe  heureuse 

Qui,  dès  le  poinct  du  jour,  chante  victorieuse  : 

Tes  cinq  cents  renfermez  dans  Testroit  de  ce  lieu 

Paroissent  à  genoux  levans  les  mains  à  Dieu. 

Ils  en  rompent  cinq  mil  choisis  par  excellence 

Soubs  les  deux  drappeaux  blancs  de  Piedmont  et  de  France. 

Ainsy  voy-je  un  combat  de  plus  de  dix  contre  un. 
Les  Suisses  vaincus  de  la  main  de  Montbrun  : 
Monibrun,  qui  n'a  reçeu  du  temps  et  de  l'histoire 
Que  César  et  François  compagnons  de  victoire. 


76 


LES    TRAGICLUES 


Encor  ay-je  laissé  vers  le  Rhosne  bruiant 
Une  ville  assiégée  et  un  camp  s'enfuiant  : 
La  fleur  de  l'Italie  ayant  quitté  Sainct-Gille, 
Là  trois  cents  et  les  eaux  en  font  périr  six  mille. 
Qui  voudra  se  sauver  de  l'^^gypte  infidelle, 
Conquérir  Canaan  et  habiter  en  elle, 
O  tribus  d'Israël,  il  faut  marcher  de  rang, 
Dedans  le  golfe  rouge  et  dans  la  mer  de  sang  ; 
Et  puis  à  reins  troussés  passer,  grimper,  habilles, 
Les  déserts  sans  humeurs  et  les  rocs  difficiles. 
Le  pillier  du  nuage  à  midi  nous  conduit, 
La  colomne  de  feu  nous  guidera  la  nuict. 
Nous  avons  employé  jusques  icy  noz  carmes 
Pour  donner  gloire  à  Dieu  par  le  succès  des  arme», 
II  prend  sa  gloire  encor  aux  funestes  pourtraicts, 
Où  les  lyons,  armez  de  foudres  et  de  traiots, 
De  la  ruse  du  siècle  et  salles  perfidies, 
Combattants  sans  party,  se  sont  joué  des  vies. 
Vous  vistes  opposer  les  couteaux  aux  couteaux; 
Voyez  entre  les  dents  des  tygres  les  agneaux. 
Dieu  bénit  les  vertus,  comme  Dieu  des  armées  : 
Les  forces  des  meschants  par  force  consumées. 

D'une  autre  part,  au  ciel,  en  spectacles  nouveaux, 
Luisoient  les  cruautez  vives  en  leurs  tableaux. 
En  tableaux  éternels,  affin  que  l'ire  esmeûe 
Du  tout-puissant  vainqueur  fume  par  telle  veûe  : 
Ce  ne  sont  plus  combats,  le  sang  versé  plus  doux 
Est  d'odeur  plus  amere  au  céleste  courroux. 


LES    FERS  77 

On  void  au  bout  d'un  lang  une  troupe  fidelle 
Qui  oppose  à  la  peur  la  pieté,  le  zelle, 
Qui,  au  nez  de  Satan,  voulant  louer  son  Dieu, 
Sacrifie  en  chantant  sa  vie  au  triste  lieu 
Où  la  bande  meurtrière  arrive  impitoyable. 
Farouche  de  regards  et  d'armes  effroyable, 
Deschire  le  troupeau  c^ui,  humble,  ne  deffend 
Sa  vie  que  de  cris  :  l'un  perce,  l'autre  fend 
L'estomach  et  le  cœur,  et  les  mains  et  les  testes, 
Qui  n'ont  fer  que  le  pleur,  et  boucliers  que  requestes. 
Les  autres  de  flambeaux  embrazent  en  cent  lieux 
Le  temple,  à  celle  fin  que  les  aveugles  feux 
Ne  sentent  la  pitié  des  faces  gémissantes 
Qui  troublent,  sans  changer,  les  âmes  palissantes. 
Là  mesme,  on  void  flotter  un  fleuve  dont  le  flanc 
Du  chrestien  est  la  source,  et  le  flot  est  le  sang. 
Un  cardinal  sanglant,  les  trompettes,  les  prestres, 
Aux  places  de  Vassi,  et  au  haut  des  fenestres, 
Attisent  leur  ouvrage,  et,  meurtriers  de  la  voix. 
Guettent  les  eschappez  pour  les  montrer  aux  doigts. 
Les  grands,  qui  autrefois  avoient  gravé  leurs  gloires 
Au  dos  de  l'Espagnol,  recerchent  pour  victoires 
Les  combats  sans  parti,  recevans  pour  esbats 
Des  testes,  jambes,  bras,  et  des  corps  mis  à  bas; 
Et  de  peur  que  les  voix  tremblantes,  lamentables, 
Ne  tirent  la  pitié  dos  cœurs  impitoyables. 
Comme  au  taureau  d'airain  du  subtil  Phalaris, 
L'airain  de  la  trompette  oste  l'air  à  leurs  cris. 


78  LESTRAGICLUES 

Après  se  void  encor  une  grand  troupe  armée 
Stir  les  agneaux  de  Dieu  qui  passe,  envenimée, 
La  vieillesse,  l'enfant  et  les  femmes  au  fil 
De  leur  acier  trenchant  :  celuy  est  plus  subtil, 
Le  plus  loué  de  tous  qui,  sans  changer  de  face, 
Pousse  le  sang  au  vent  avec  meilleure  grâce. 
Qui  brise  sans  courroux  la  loi  d'humanité, 
L'on  void  dedans  le  sein  de  l'enfant  transporté 
Le  poignard  chaud  qui  sort  des  poulmons  de  la  mère  : 
Le  filz  s'oppose  au  plomb,  foudroyé  pour  le  père. 
Donne  l'ame  pour  l'ame,  et  ce  traict  d'amitié 
Des  brutaux  impiteux  est  mocqué  sans  pitié. 
Et  toy.  Sens  insensé,  tu  appris  à  la  Seine 
Premier  à  s'engraisser  de  la  substance  humaine, 
A  faire  sur  les  eaux  un  bastiment  nouveau, 
Presserun  pont  de  corps,  les  premiers  cheutsdans  l'eau, 
Les  autre;  sur  ceux-là.  La  Mort  ingénieuse 
Froissoit  des  tests  les  tests;  sa  manière  doubteuse 
Faisoit  une  dispute  aux  plaies  du  martyr 
De  l'eau  qui  veut  entrer,  du  sang  qui  veut  sortir. 

Agen  se  monstre  là,  puante,  environnée 
Des  charongnes  des  siens,  bien  plustost  estonnée 
De  voir  l'air  pestiféré  empoisonné  de  morts. 
Qu'elle  ne  fut  puante  à  estrangler  les  corps. 

Cahors  y  représente  une  insolente  audace 
D'un  peuple  desbauché,  une  nouvelle  face 
Des  ruisseaux  cramoisis,  la  pasie  Mort  courant, 
Qui  crie  à  despecher  son  foible  demeurant. 


LES    FERS 


79 


i 


Puis  Satan,  eschautTant  la  bestise  civille 
A  fouler  soubs  les  pieds  tout  l'honneur  de  la  ville, 
N'espargne  le  couteau  sur  ceux  mesme  des  leur 
Qui,  malheureux,  cuidoient  modérer  le  malheur. 

Mais  du  tableau  de  Tours  la  marque  plus  hideuse 
Effaçoit  les  premiers,  auquel,  impétueuse, 
Couroit  la  multitude  aux  brutes  cruautez 
Dont  les  Scytes  gelez  feussent  espouvantez. 
Là,  de  l'œil  tout-puissant  brilla  la  claire  veue, 
Pour  remarquer  la  main  et  le  couteau  qui  tue. 
C'est  là  qu'on  void  tirer  d'un  temple  des  faulz-bourgs 
Trois  cents  liez,  mi-morts,  affamez  par  trois  jours, 
Puis  délivrez  ainsy,  quand  la  bande  bouchère 
Les  assomma,  couplez,  au  bord  de  la  rivière  : 
Là,  les  tragicques  voix  l'air  sans  pitié  fendoient  ; 
Là,  les  enfans  dans  l'eau  un  escu  se  vendoient, 
Arrachez  aux  marchands,  mouroient  sans  connoissance 
De  noms,  erreurs  et  temps,  marque  et  differance. 
Mais  quel  crime,  avant  vivre,  ont-ils  peu  encourir? 
C'est  assez,  pour  mourir,  que  de  pouvoir  mourir  : 
Il  faut  faire  gouster  les  coups  de  la  tuerie 
A  ceux  qui  n'avoient  pas  encor  gousté  la  vie. 
Ainsy,  bramans,  tremblants,  traisnez  dessus  le  port 
Du  fleuve,  et  de  leurs  jours  estallez  à  la  mort. 
Ils  avisoient  percer  les  tetins  de  leurs  mères, 
Embrassoient  les  genoux  des  tueurs  de  leurs  pères  ; 
Leurs  petits  pieds  fuioient  le  sang,  non  plus  les  eaux  : 
D'un  nanny,  d\\n  jamais,  ils  chantoient  aux  bourreaux 


8o  LES    TRAGIQJUES 

Que  la  verge,  sans  plus,  supplice  d'un  tel  aage, 
Les  devoit  anoblir  du  sang  et  du  carnage. 
Des  mères  qu'on  fendoit  un  enfant  avorté 
S'en  alla  sur  les  eaux,  et  sur  elles  porté, 
Autant  que  les  regards  le  pouvoient  loing  conduire, 
Leva  son  bras  au  Ciel  pour  appaiser  son  ire. 
Quelques-uns,  par  pitié,  vont  reperçant  les  corps 
Où  les  esprits  et  cœurs  ont  des  liens  trop  forts. 
Ces  fendans  aiant  faict  rencontre  d'un  visage 
Qui  de  trop  de  beautez  affligeoit  leur  courage. 
Un  moins  dur  laissa  cheoir  son  bras  et  puis  son  fer  ; 
Un  autre  le  relevé,  et,  tout  plein  de  l'enfer, 
Deffiant  la  pitié  de  pouvoir  sur  sa  veùe, 
Despouilla  la  beauté  pour  la  deschirer  nue, 
Prit  plaisir  à  souiller  la  naifve  couleur, 
Voyant  ternir  en  mort  cette  vive  blancheur. 
Les  jeunes  gens,  repris  autrefois  de  leur  vice, 
Fouilloient  au  ventre  vif  du  chef  de  la  justice 
L'or  qu'ils  pensoient  caché,  comme  on  vid  les  Romains 
Desmesler  des  Juifs  les  boyaux  de  leurs  mains. 
Puis  on  void  esclatter,  montant  cette  rivière. 
Un  feu  rouge  qui  peint  Loire,  autrefois  si  claire; 
L'eau  d'Orléans  devint  un  palais  embrazé, 
Par  les  cœurs  attizez  espris  et  attizé. 
Ils  brisent  leurs  prisons  et  leurs  loix  violées, 
Pour  y  faire  périr  les  âmes  désolées 
Des  plus  paisibles  cœurs,  qui  cerchoient  en  prison 
Logis  pour  ne  se  voir  taschez  de  trahison, 


LES    FERS  8i 

Trouvant  dedans  les  bras  de  la  fausse  justice 

Pour  autel  de  refuge  aulel  de  sacrifice. 

Là,  vous  voyez  jetter  des  eslevez  crenaux 

Par  les  mères  les  filz,  guettez  en  des  manteaux  ; 

L'arquebusier  tirant  celle  qui  prend  envie 

De  laisser  après  soy  une  orpheline  vie  ; 

Puis  les  piquiers  bandez,  tellement  affuslez 

Qu'ils  recevoient  aux  fers  les  corps  précipitez. 

Tout  ce  que  Loire,  Seine,  et  la  Garonne  abbreuve, 

Estoit  par  rang  despeint  comme  va  chaque  fleuve  ; 

Cinquante  effects  pareils  flamboyoient  en  leurs  lieux, 
Aitirans  jusqu'à  soy  par  la  suitte  des  veux. 

Le  Rhosne  n'est  exempt,  qui  par  sa  fin  nous  guide 

A  juger  quelle  beste  est  un  peuple  sans  bride. 
Je  laisse  à  part  un  pont  rempli  de  condamnez. 

Un  gouverneur,  aiant  ses  amis  festinez, 

Qui  leur  donne  plaisir  de  deux  cents  précipices. 
Nous  voyons  de  tels  sauts  représailles,  justices. 
En  suivant,  l'œil  arrive  où  deux  divers  pourtraicts 
Représentent  un  peuple  armé  de  divers  traicts 
Bandez  pour  deschirer,  l'un  Mouvant,  l'autre  Tende. 
Il  faut  que  la  justice  et  l'un  et  l'autre  rende 
Aux  ongles  acharnés  des  affamez  mutins. 
Ceux-là  veulent  offrir  leurs  bergers  aux  mastins  ; 
Mais  les  chiens,  respectans  le  cœur  et  les  entrailles, 
Furent,  comme  chrestiens,  punis  par  ces  canailles, 
Qui,  en  plusieurs  endroicts,  ont  rosty  et  masché. 
Savouré,  avallé  telz  cœurs  en  plain  marché. 

Les  Tragiques.  —  T.   II.  Il 


82  LES    TRAGIQUES 

Si  quelqu'un  refusoit,  c'estoil  à  soa  dommage 
Qu'il  n'estoit  pas  bien  né  pour  estie  antropophage. 

Point  ne  sont  effacez,  encor  qu'ils  soient  plus  vieux, 
Les  traits  de  Merindol  et  Cabrière  en  feux. 
L'œil,  suivant  les  désirs,  aux  montagnes  s'eslongne 
Qu'il  voioit  tapisser  des  beaux  combats  d'Angrongne  : 

Il  contemploit  changer  en  lions  les  agneaux, 
Quand  celuy  qui  jadis  fut  pasteur  des  troupeaux, 
De  l'agneau  faict  lion,  admirai  admirable, 
Sachant  en  autre  part  la  suitte  espouvantable 
Des  succez  de  sa  mort,  à  ce  poinct  arriva 
Que  le  troupeau  ravy  sur  ses  erres  trouva. 
Mais  il  leur  fît  quitter,  pour  venir  à  nos  aages, 
Tels  spectacles  entiers  qui,  d'image  en  images, 
De  pas  en  pas  menoient  les  célestes  bourgeois 
A  voir  Zischa,  Bohême,  enfin  les  Albigeois. 
Ils  quittent  à  regret  cette  file  infinie 
Des  merveilles  de  Dieu  pour  voir  la  tragédie 
Qui  efface  le  reste.  Estans  arrivé  là. 
De  propheticque  voix  son  ame  ainsy  parla  : 
«  Venez  voir  comme  Dieu  chastia  son  Eglise, 
Quand  sur  nous,  non  sur  luy,  la  force  fut  assize  ; 
Quand,  devenus  prudents,  la  paix  et  nostre  foy 
Eurent  pour  fondements  la  promesse  du  Roy. 
Il  se  monstra  fidel  en  l'orde  perfidie 
De  noz  haineux,  et  fit,  en  nous  ostant  la  vie, 
Rester  si  abbatu  et  foible  son  troupeau, 
Qu'en  terre  il  ne  trainoit  que  les  os  et  la  peau. 


LES    FERS  8ÃŽ 

Nous  voulions  contraster  du  peuple  les  finesses, 
Nous  enfans  du  royaume,  et  Dieu  mit  noz  sagesses 
Comme  folie  au  vent;  encor  l'iiomme  obstiné, 
Voiant  tout  ce  qui  est  des  hommes  condamné 
El  les  etîects  du  ciel  loing  de  son  espérance, 
Ne  peut  jamais  tirer  du  mortel  sa  fiance. 
O  humains  insensez!  ô  folz  entendements! 
O  décrets  bien  certains  des  divins  jugements!  » 
Telle  resta  l'Eglise,  aux  sangliers  eschappée, 
Que  d'un  champ  tout  foullé  la  face  dissipée, 
Dont  les  riches  espics  tout  meurs  et  jaunissants 
Languissent  soubs  les  pieds  des  chevaux  fracassans  : 
Ou  bien  ceux  que  le  vent  et  la  foule  et  la  gresle 
Ont  haché  à  morceaux,  paille  et  grain  pesle-mesle. 
Rien  ne  se  peut  sauver  du  millieu  des  sillons  : 
Mais  bien  quelques  espics,  levez  des  tourbillons 
Dans  les  buissons  plus  forts,  soubs  qui  la  vive  guerre 
Que  leur  ont  faicts  les  vents  les  a  fichez  en  terre  : 
Ceux-cy,  dessoubs  l'abry  de  ces  halliers  espais, 
Prennent  vie  en  la  mort,  en  la  guerre  la  paix. 
Se  gardent  au  primtemps,  puis  leurs  branches  dressées, 
Des  tuteurs  aubepins  rudement  caressées. 
Font  passer  leurs  espics  par  la  fascheuse  main 
Des  buissons  ennemis,  et  parviennent  en  grain. 
La  branche  qui  s'oppose  au  passer  de  leurs  testes 
Les  fâche  et  les  retient,  mais  les  sauve  des  bestes. 
C'est  ainsy  que  seront  gardez  des  inhumains, 
Pour  resemer  l'Eglise  encore  quelc|ues  grains. 


84  LES   TRAGIQUES 

Armez  d'afflictions,  grains  que  les  mains  divines 
Font  naistre  à  la  faveur  des  poignantes  espines, 
Moisson  de  grand  espoir  :  car  c'est  moisson  de  Dieu 
Qui  la  fera  renaistre  en  son  temps,  en  son  lieu. 

Jà  les  vives  splendeurs  des  diveisitez  peintes 
Tiroient,  à  l'approcher,  les  yeux  des  âmes  sainctes; 
L'aspect,  en  arrivant,  plus  fier  apparoissoit, 
L'esclattante  lueur  près  de  l'œil  accroissoit. 
Premièrement,  enlroit  en  Paris  l'infidelle 
Une  trouppe  funèbre  :  on  void  au  millieu  d'elle 
Deux  princes,  des  chrestiens  l'humain  et  foible  espoir; 
Pour  présage  et  pour  marque,  ils  se  paroient  de  noir, 
Sur  le  coup  de  poizon  qui  de  la  tragédie 
Joua  l'acte  premier,  en  arrachant  la  vie 
A  nostre  Debora.  Après  est  bien  dépeint 
Le  somptueux  apprest,  l'amas,  l'appareil  feint, 
La  pompe,  les  festins  des  doubles  mariages 
Qui  desguisoient  les  cœurs  et  masquoient  les  visages. 
La  fluste  qui  joua  fut  la  publicque  foy  ; 
On  pipa  de  la  paix  et  d'amour  de  son  roy. 
Comme  un  pescheur,  chasseur,  ou  oiseleur  appelle, 
Pour  l'apas,  le  gaignage  ou  l'amour  de  femelle, 
Soubs  l'herbe,  dans  la  nasse,  aux  cordes,  aux  gluaux. 
Le  poisson  abusé,  les  bestes,  les  oiseaux. 

Voicy  venir  le  jour,  jour  que  les  destinées 
Voioient,  à  bas  sourcils,  glisser  de  deux  années, 
Le  jour  marqué  de  noir,  le  terme  des  appasts, 
Qui  voulut  estre  nuict,  et  tourner  sur  ses  pas   : 


LES    FERS  83 

Jour  qui  avec  horreur  paimy  les  jours  se  conle, 
Qui  se  marque  de  rouge  et  rougit  de  sa  honte. 
L'aube  se  veut  lever,  aube  qui  eut  jadis 
Son  teinct  brunet  orné  des  fleurs  de  Paradis  ; 
Quand,  par  son  treillis  d'or,  la  rose  cramoisie 
Esdattoit,  on  disoit  :  «  Voici  ou  vent,  ou  pluye.  » 
Cett*  aube  que  la  mort  vient  armer  et  coëffer 
D'estincellans  brasiers  ou  de  tisons  d'enfer. 
Pour  ne  desmentir  point  son  funeste  visage. 
Fit  ses  vents  de  souspirs,  et  de  sang  son  orage; 
Elle  tire  en  tremblant  du  monde  le  rideau  : 
Et  le  soleil,  voyant  le  spectacle  nouveau, 
A  regret  esleva  son  pasle  front  des  ondes 
Transy  de  se  mirer  en  nos  larmes  profondes, 
D'y  baigner  ses  rayons,  ouy,  le  pasle  soleil 
Presta  non  le  flambeau,  mais  la  torche  de  l'œil  : 
Encor,  pour  n'y  montrer  le  beau  de  son  visage, 
Tira  le  voile  en  l'air  d'un  lousche,  espais  nuage. 

Satan  n'attendit  pas  son  lever,  car  voicy. 
Le  front  des  spectateurs  s'advise,  à  coup  transy, 
Qu'en  paisible  minuict,  quand  le  repos  de  l'homme 
Les  labeurs  et  le  soing  en  silence  consomme, 
Comme  si  du  profond  des  esveillez  enfers 
Grouillassent  tant  de  feux,  de  meurtriers  et  de  fers, 
La  cité  où  jadis  la  loy  fut  révérée, 
Qui,  à  cause  de  loix,  fut  jadis  honorée. 
Qui  dispensoit  en  France  et  la  vie  et  les  droicts, 
Où  fleurissoient  les  arts,  la  mère  de  nos  roys. 


86  LES    TRAGIQUES 

Vid  et  souffrit  en  soy  la  populace  armée 

Trépigner  la  justice,  à  ses  pieds  diffamée. 

Des  brutaux  desbridés  les  monceaux  hérissez, 

Des  ouvriers  mechanics  les  scadrons  amassez 

Dilïament  à  leur  gré  trois  mille  chères  vies, 

Tesmoings,  juges  et  roys,  et  bourreaux  et  parties. 

Icy  les  deux  partis  ne  parlent  que  françois; 

Les  chefs  qui,  redoublez,  avoient  faict  autrefois 

Le  marchand,  délivré  de  la  crainte  d'Espagne, 

Avoir  libre  au  traffic  la  mer  et  la  campagne, 

Par  qui  les  eslrangers,  tant  de  fois  combattus, 

Le  roy  deprisonné  de  peur  de  leurs  vertus, 

Qui  avoient  entamé  les  batailles  rangées, 

Qui  n'avoient  aux  combats  cœurs  ni  faces  changées, 

L'appuy  des  vrais  François,  des  traistres  la  terrreur, 

Moururent  délaissez  de  force  et  non  de  cœur. 

Ayant  pour  ceps  leurs  licls,  detenieurs  de  leurs  membres, 

Pour  geôlier  leur  hoste  et  pour  prisons  leurs  chambres. 

Par  les  lièvres  fuiards,  armez  à  millions, 

Qui  trembloient  en  tirant  la  main  à  ces  lions, 

De  qui  la  main  poltrone  et  la  craintive  audace 

Ne  les  pouvoit,  liez,  tuer  de  bonne  grâce. 

Dessoubs  le  nom  du  roy,  parricide  des  loix, 

On  destruisoit  les  cœurs  par  qui  les  rois  sont  roys  : 

Le  coquin  possesseur  de  royalle  puissance 

Dans  les  fanges  traînoit  le  sénateur  de  France. 

Tout  riche  estoit  proscript;  il  ne  falloit  qu'un  mot 

Pour  vanger  sa  rancœur  soubs  le  nom  d'huguenot. 


LES    FERS  8' 

Des  procès  ennuieux  fut  la  longueur  finie  : 
La  fille  oste  à  la  mère  et  le  jour  et  la  vie  : 
Là  le  frère  sentit  de  son  frère  la  main, 
Le  cousin  esprouva  pour  bourreau  son  germain  : 
L'amitié  fut  sans  fruict,  la  connoissance  esteinte, 
La  bonne  volonté  utile  comme  feinte. 

D'un  visage  riant,  nostre  Caton  tendoit 
Nos  yeux  avec  les  siens  et  le  bout  de  son  doigt 
A  se  voir  transpercé  ;  puis  il  nous  montra  comme 
On  le  coupe  à  morceaux;  sa  teste  court  à  Rome  ; 
Son  corps  sert  de  jouet  aux  badaux  ameutez, 
Donnant  le  bransle  au  cours  des  autres  nouveautez. 
La  cloche  qui  marquoit  les  heures  de  justice, 
Trompette  des  voleurs,  ouvre  aux  forfaicts  la  lice  : 
Ce  grand  palais  du  droict  fut  contre  droict  choisy 
Pour  arborer  au  vent  l'estendart  cramoisy  : 
Guerre  sans  ennemy,  où  l'on  ne  trouve  à  fendre 
Cuirasse  que  la  peau  ou  la  chemise  tendre. 
L'un  se  defîend  de  voix,  l'autre  assaut  de  la  main  : 
L'un  y  porte  le  fer,  l'autre  y  preste  le  sein  : 
Difficile  à  juger  qui  est  le  plus  astorge, 
L'un  à  bien  esgorger,  l'autre  à  tendie  la  gorge. 
Tout  pendart  parle  haut  ;  tout  équitable  craint, 
Exhalte  ce  qu'il  hait;  qui  n'a  crime  le  feint. 
Il  n'est  garçon,  enfant  qui  quelque  sang  n'espanche. 
Pour  n'estre  veu  honteux  s'en  aller  la  main  blanche. 
Les  prisons,  les  palais,  les  chasteaux,  les  logis, 
Les  cabinelz  sacrez,  les  chambres  et  les  licts 


88  LES    TRAGIQUES 

Des  princes,  leur  pouvoir,  leur  secret,  leur  sein  mesme 

Furent  marquez  des  coups  de  la  tuerie  extrême. 

Rien  ne  fut  plus  sacré  quand  on  vid  par  le  roy 

Les  autels  violez,  les  pleiges  de  la  foy. 

Les  princesses  s'en  vont  de  leurs  licts,  de  leurs  chambres, 

D'horreur,  non  de  pitié,  pour  ne  toucher  aux  membres 

Sanglants  et  detranchez  que  le  tragicque  jour 

Mena  cercher  la  vie  au  nid  du  faux  amour. 

Libithine  marqua  de  ses  couleurs  son  siège. 

Comme  le  sang  des  faons  rouille  les  dents  du   piège. 

Ces  licts,  pièges  fumans,  non  pas  licts,  mais  tombeaux 

Où  l'Amour  et  la  Mort  troquèrent  de  flambeaux. 

Ce  jour  voulut  monstrer  au  jour  par  telles  choses 

Quels  sont  les  instruments,  artifices  et  causes 

Des  grands  arrests  du  Ciel.  Or  des-jà  vous  voyez 

L'eau  couverte  d'humains,  de  blessez  mi-noyez. 

Bruiant  contre  ses  bords,  la  détestable  Seine, 

Qui  des  poizons  du  siècle  a  ses  deux  chantiers  pleine, 

Tient  plus  de  sang  que  d'eau  ;  son  flot  se  rend  caillé, 

A  tous  les  coups  rompus,  de  nouveau  resouillé 

Par  les  précipitez  :  le  premier  monceau  noyé, 

L'autre  est  tué  par  ceux  que  derniers  on  envoyé  : 

Aux  accidents  meslez  de  l'estrange  forfaict. 

Le  tranchant  et  les  eaux  débattent  qui  l'a  faict. 

Le  pont,  jadis  construit  pour  le  pain  de  sa  ville. 

Devint  triste  eschaffaut  de  la  fureur  civille  ; 

On  void,  à  l'un  des  bouts,  l'huis  funeste  choisi 

Pour  passage  de  mort,  marqué  de  cramoisi; 


LES    FERS  89 

La  funeste  vallée,  à  tant  d'agneaux  meuitrieie, 
Pour  jamais  gardera  le  titre  de  Misère. 
Et  tes  quatre  bourreaux  porteront  sur  leur  front 
Leur  part  de  l'infamie  et  de  l'horreur  du  pont, 
Pont,  qui  eus  pour  ta  part  quatre  cents  précipices, 
Seine  veut  engloutir,  louve,  tes  édifices. 
Une  fatale  nuict  en  demande  huict  cents, 
Et  veut  aux  criminels  mesler  les  innocents. 

Qui  marche  au  premier  rang  des  hosties  rangées  ? 
Qui  prendra  le  devant  des  brebis  esgarées  ? 

Ton  nom  demeure  vif,  ton  beau  teinct  est  terny, 
Piteuse,  diligente  et  dévote  Yverny, 
Hostesse  à  l'estranger,  des  pauvres  ausmoniere. 
Garde  de  l'hospital,  des  prisons  tresoriere. 
Point  ne  t'a  cet  habit  de  nonain  garenty. 
D'un  patin  incarnat  trahy  et  démenti  : 
Car  Dieu  n'approuva  pas  que  sa  brebis  d'eslite 
Devestit  le  mondain  pour  vestir  l'hypocrite; 
Et  quand  il  veut  tirer  du  sepulchre  les  siens. 
Il  ne  veut  rien  de  salle  à  conférer  ses  biens. 

Mais  qu'est-ce  que  je  voy?  Un  chef  qui  s'entortille. 
Par  les  volans  cheveux,  autour  d'une  cheville 
Du  pont  tragicque,  un  mort  qui  semble  encore  beau, 
Bien  que  pasle  et  transi  demi  caché  en  l'eau; 
Ses  cheveux,  arrestans  le  premier  précipice. 
Lèvent  le  front  en  haut,  qui  demande  justice. 
Non,  ce  n'est  pas   ce  poinct  que  le  corps  suspendu. 
Par  un  sort  bien  conduit,  a  deux  jours  attendu; 


90 


LES    TRAGIQ^UES 


C'est  un  sein  bien  aimé  qui  traîne  encor  en  vie 

Ce  qu'attend  l'autre  sein  pour  chère  compagnie. 

Aussy  voy-je  mener  le  mary  condamné, 

Percé  de  trois  poignards  aussy  tost  qu'amené, 

Et  puis  poussé  en  bas,  où  sa  moitié  pendue 

Reçeut  l'aide  de  luy  qu'elle  avoit  attendue  : 

Car  ce  corps  en  tombant  des  deux  bras  l'empougna, 

Avec  sa  douce  prise  accouplé  se  baigna. 

Trois  cents,  précipitez  droict  en  la  mesme  place, 

N'aiant  peu  recevoir  ni  donner  cette  grâce, 

Apprens,  homme  de  sang,  et  ne  t'efforce  point 

A  des-unir  le  corps  que  le  Ciel  a  conjoint. 

Je  voy  le  viel  Rameau  à  la  fertille  branche, 
Chappes,  caducs,  rougir  leur  perruque  si  blanche, 
Briou,  de  pieté  comme  de  poil  tout  blanc, 
Son  vieil  col  embrassé  par  un  prince  du  sang. 
Qui  aux  coups   redoublez   s'oppose  en  son   enfance; 
On  le  perce  au  travers  de  si  foible  deffence  : 
C'estoit  faire  périr  une  nef  dans  le  port, 
Desrober  le  mestier  à  l'aage  et  à  la  mort. 

Or,  cependant  qu'ainsy  par  la  ville  on  travaille, 
Le  Louvre  retentit,  devient  champ  de  bataille, 
Sert  après  d'eschaffaut,  quand  fenestres,  créneaux 
Et  terrasses  servoient  à  contempler  les  eaux, 
Si  encores  sont  eaux.  Les  dames,  mi-coëfîées, 
A  plaire  à  leurs  mignons   s'essayent  eschauffées. 
Remarquent  les  meurtris,   les  membres,   les  beautez, 
Boutfonnent  sallement  sur  leurs  infîrmitez. 


LES    FERS  91 

A  l'heuie  que  le  Ciel  fume  de  sang  et  d'ames, 

Elles  ne  plaignent  lien  que  les  cheveux  des  dames  : 

C'est  à  qui  aura  lieu  à  marquer  de  plus  près 

Celles  que  l'on  esgorge  et  que  l'on  jette  après. 

Les  unes  qu'ils  forçoient  avec  mortelles  poinctes 

D'elles  mesmes  tomber,  pensant  avoir  esteintes 

Les  âmes  quand  et   quand  que,  Dieu  ne  pouvant  voir 

Le  mart)'re  forcé,  prendoit  pour  desespoir 

Le  cœur  bien  espérant.  Nostre  Sardanapale 

Ridé,  hideux,  changeant,  tantost  feu,  tanstost  pasle. 

Spectateur,  par  ses  cris  tous  enrouez,  servoit 

De  trompette  aux  maraux;  le  hasardeux    avoit 

Armé  son  lasche  corps;  sa  valeur  estonnée 

Fut,  au  lieu  de  conseil,  de  putains  entournée; 

Ce  ïoy,  non  juste  roy,  mais  juste  arquebusier, 

Giboyoit  aux  passans  trop  tardifs  à  noyer, 

Vantant  ses  coups  heureux;  il  déteste,  il  renie. 

Pour  se  faire  vanter  à  telle  compagnie. 

On  voioit  par  l'orchestre  en  tragicque  saison 

Des  comicques  Gnatons,  des  Taïs,  un  Trazon. 

La  mère  avec  son  train  hors  du  Louvre  s'eslogne, 

Veut  jouir  de  ses  fruicts,  estimer  la  besongne. 

Une  de  son  troupeau  trotte  à  cheval  trahir 

Ceux  qui  soubs  son  secret  avoient  pensé  fuir. 

En  tel  estât  la  cour,  au  jour  d'esjouissance. 

Se  pourmeine  au  travers  des  entrailles  de  France 

Cependant  que  Néron  amusoit  les  Romains, 
Au  théâtre  et  au  cirque  à  des  spectacles  vains, 


92  LESTRAG1Q.UES 

Tels  que  ceux  de  Bayonne  ou  bien  des  Thuilleries, 

De  Bloys,  de  Bar-le-Duc,  aux  forts,  aux  mommeries, 

Aux  balets,  carrousels,  barrières  et  combats, 

De  la  guerre  naissant  les  efforts,  les  esbats, 

Il  fit  par  boulte-feux  Rome  réduire  en  cendre  : 

Cet  appétit  brutal  print  plaisir  à  entendre 

Les  hurlemens  divers  des  peuples  affolez, 

Rioit  sur  l'affligé,  sur  les  cœurs  désolez, 

En  attisant  tousjours  la  braise  mi-esteinte 

Pour,  sur  les  os  cendreux,  tyranniser  sans  crainte. 

Quand  les  feux,  non  son  cœur,  furent  saouls  de  malheurs, 

Par  les  pleurs  des  martyrs  il  appaisa  les  pleurs 

Des  Romains  abusez;  car,  de  prisons  remplies 

Arrachant  les  chrestiens,  il  immola  leurs  vies. 

Holocaustes  nouveaux,  pour  offrir  à  ses  Dieux 

Les  saincts  expiateurs  et  causes  de  ses  feux. 

Les  esbats  coustumiers  de  ses  après-disnées 

Estoient  à  contempler  les  faces  condamnées 

Des  chers  tesmoings  de  Dieu,  pour  plaisirs  consommez 

Par  les  feux,  par  les  dents  des  lyons  affamez. 

Ainsy  l'embrazement  des  masures  de  France 

Humilie  le  peuple,  esleve  l'arrogance 

Du  tyran  :  car  au  pris  que  Pimpuissance  naist, 

Au  pris  peut-il  pour  loy  prononcer  :  //  me  plaist. 

Le  peuple  n'a  des  yeux  à  son  mal;  il  s'applicque 

A  nourrir  son  voleur  en  cerchant  l'herelicque; 

Il  fait  les  vrais  chrestiens,  cause  de  peste  et  faim, 

Changeant  la  terre  en  fer  et  le  ciel  en  airain. 


LES    FERS  çî 

Ceux-là  servent  d'hosties,  injustes  sacrifices 
Dont  il  faut  expier  de  noz  princes  les  vices, 
Qui,  fronçants  en  ce  lieu  l'espais  de  leurs  sourcils. 
Résistent  aux  souspirs  de  tant  d'hommes  transis  : 
Comme  un  Domitian,  pourveu  de  telles  armes, 
Des  Romains  qui  trembloient  épouvantoit  les  larmes, 
Dévoyant  la  pitié,  destournant  autrepart 
Les  yeux  à  contempler  son  flamboiant  regard. 

Charles  tournoit  en  peur,  par  des  regards  semblables, 
De  noz  princes  captifs  les  regrets  lamentables, 
Tuoit  l'espoir  en  eux,  en  leur  faisant  sentir 
Que  le  front  qui  menace  est  loing  du  repentir. 
Aux  yeux  des  prisonniers,  le  fier  changea  de  face. 
Oubliant  le  desdain  de  sa  fiere  grimace. 
Quand,  après  la  sepmaine,  il  sauta  de  son  lict. 
Esveilla  tous  les  siens,  pour  entendre  à  minuict 
L'air  abboyant  de  voix,  de  tel  esclat  de  plaintes 
Que  le  tyran,  cuidant  les  fureurs  non  esteintes. 
Et  qu'après  les  trois  jours  pour  le  meurtre  ordonnez. 
Se  seroient  les  félons  encores  mutinez, 
Il^despescha  par  tout  inutiles  deffences. 
Il  void  que  l'air  seul  est  l'echo  de  ses  offences. 
Il  tremble,  il  faict  trembler  par  dix  ou  douze  nuicts 
Les  cœurs  des  assistants  quels  qu'ils  fussent,  et  puis 
Le  jour  effraie  l'œil  quand  l'insensé  découvre 
Les  courbeaux  noircissants  les  pavillons  du  Louvre. 

Catherine,  au  cœur  dur,  par  feinte  s'esjouit, 
La  tendre  Elisabeth  tombe  et  s'esvanouit  : 


94 


LES    TRAGIQ^UES 


Du  roy,  jusqu'à  la  mort,  !a  conscience  immonde 
Le  ronge  sur  le  soir,  toute  la  nuict  luy  gronde, 
Le  jour  siffle  en  serpent;  sa  propre  ame  luy  nuit, 
Elle  mesme  se  craint,  elle  d'elle  s'enfuit. 

Toy,  Prince,  prisonnier,  tesmoing  de  ces  merveilles. 
Tu  as  de  tels  discours  enseigné  noz  oreilles; 
On  a  veu  à  la  table,  en  public,  tes  cheveux 
Hérisser  en  contant  tels  accidents  affreux. 
Si  un  jour,  oublieux,  tu  en  perds  la  mémoire, 
Dieu  s'en  souviendra  bien  à  ta  honte,  à  sa  gloire. 
L''homme  ne  fut  plus  homme,  ains  le  signe  plus  grand 
D'un  excez  sans  mesure  apparut  quant  et  quant  : 
Car  il  ne  fut  permis  aux  yeux  forcez  du  peie 
De  pleurer  sur  son  filz;  sans  paroUe,  la  mère 
Voyoit  traisner  le  Iruict  de  son  ventre  et  son  cœur; 
La  plainte  fut  sa  voix,  muette  la  douleur. 
L'espion  attentif,  redoubté,  prenoit  garde 
Sur  celuy  qui,  d'un  œil  moins  furieux,  regarde. 
L'oreille  de  la  mousche  espie  en  tous  endroicts 
Si  quelque  bouche  preste  à  son  ame  la  voix. 
Si  quelqu'un  va  cercher  en  la  barge  commune 
Son  mort,  pour  son  tesmoing  il  ne  prend  que  la  lune. 
Aussy  bien  au  clair  jour  ces  membres  destranchez 
Ne  se  dicernent  plus,  fidellement  cerchez. 
Que  si  la  tendre  fille  ou  bien  l'espouse  tendre 
Cerchent  père  ou  mary,  crainte  de  se  mesprendre. 
En  tirent  un  semblable,  et  puis  disent  :  «  Je  tien. 
Je  baise  mon  espoux,  ou  du  moins  un  chrestien.  « 


LES    FERS  95 

Ce  fut  crime  sur  tout  de  donner  sépulture 
Aux  repoussez  des  eaux,  somme  que  la  nature, 
Le  sang,  le  sens,  l'honneur,  la  loy  d'humanité, 
L'amitié,  le  debvoir  et  la  proximité. 
Tout  esprit  et  pitié  délaissez  par  la  crainte 
Virent  l'ame  immortelle  à  cette  fois  esteinte. 

A  ce  luisant  patron,  au  grand  commandement 
Pressé  par  les  Amans,  porté  légèrement. 
Mille  folles  citez,  à  faces  desguisées. 
Se  trouvent  auss}'  tost  à  tuer  embrazées. 
Le  mesme  jour  esmeut  à  mesmes  choses  Meaux 
Qui,  pour  se  délecter  de  quelques  traicts  nouveaux, 
Parmy  six  cent  noiez,  victimes  immolées, 
Vit  au  pas  de  la  mort  vingt  femmes  violées. 

On  void  Loire,  inconneu  tout  farouche,  laver 
Les  pieds  d'une  cité  qui  venoit  d'achever 
Seize  cent  poignardez,  attachez  à  douzaines; 
Le  palais  d'Orléans  en  vid  les  salles  pleines 
Dont  l'amas  fit  une  isle,  une  chaussée,  un  mont. 
Lequel  fit  refouller  le  fleuve  contremont. 
Et  dessus  et  dessoubs;  et  les  mains  et  les  villes 
Qui  n'avoient  pas  irempé  dans  les  guerres  civilles 
Troublent  à  cette  fois  Loire  d'un  teinct  nouveau, 
Chacun  aiant  gagné  dans  ce  rang  un  tableau. 

Lion,  tous  les  lions  refî'userent  l'office; 
Le  vil  exécuteur  de  la  haute  justice. 
Le  soldat,  l'estranger,  les  braves  garnisons 
Dirent  que  leur  valeur  ne  s'exerce  aux  prisons; 


96  LES    TRAGIQUES 

Quand  les  bras  et  les  mains,  les  ongles  détestèrent 
D'estre  les  instruments  qui  la  peau  déchirèrent, 
Ton  ventre  te  donna  dequoy  percer  ton  flanc, 
L'ordure  des  boyaux  se  creva  dans  ton  sang. 

Voilà  Tournon,  Viviers  et  Vienne  et  Valance 
-Poussant  avec  terreur  de  Lyon  l'insolence. 
Troublez  de  mille  corps  qu'ils  eslongnent;  et  puis 
Arles,  qui  n'a  chez  soy  ne  fontaines  ne  puits, 
Souffrit  mourir  de  soif,  quand  du  sang  le  passage 
Dix  jours  leur  deffendit  du  Rhosne  le  breuvage. 
Icy,  l'ange  troisiesme  espandit  à  son  rang 
Au  Rhosne  sa  phiole,  et  ce  fleuve  fut  sang. 
Icy,  l'ange  des  eaux  cria  :  a  Dieu  qu'on  adore, 
Qui  es,  qui  as  esté  et  qui  seras  encore, 
Icy  tu  as  le  droict  pour  tes  saincts  exercé, 
Versant  du  sang  à  boire  à  ceux  qui  l'ont  versé.  » 

Seine  le  renchérit;  ses  deux  cornes  distantes 
Ne  souffrirent  leurs  gents  demeurer  innocentes; 
Troye  d'un  bout,  Roiian  de  l'autre,  se  font  voir 
Qui  ouvrent  leurs  prisons  pour  un  funeste  espoir. 
Et  puis,  par  divers  jours  et  par  le  roolle,  ils  nomment 
Huict  cent  testes  qu'en  ordre  et  desordre  ils  assomment. 

Thoulouse  y  adjousta  la  foy  du  Parlement, 
Fit  crier  la  seurté,  pour  plus  desloyaument 
Conserver  le  renom  de  Royne  des  cruelles. 

Mais  tant  d'autres  citez  jusques  alors  pucelles, 
De  qui  l'air  ou  les  arts  amolissent  les  cœurs. 
De  qui  la  mort  bannie  hayssoit  les  douceurs. 


LES    FERS  97 

N'ont  en  fin  résisté  aux  dures  influences 

Qui  leur  donnent  le  bransie  aux  communes  cadences. 

Angers,  tu  l'as  senti;  mère  des  escoliers, 
Tu  l'as  senti,  courtois  et  délicat  Poictiers; 
Favorable  Bourdeaux,  le  nom  de  favorable 
Se  perdit  en  suivant  l'exemple  abominable. 

Dax  suivit  mesme  jeu.  Leurs  voisins  belliqueux 
Prirent  autre  patron  et  autre  exemple  cju'eux. 
Tu  as  (dis-tu)  soldats,  et  non  bourreaux.  Baronne; 
Tu  as  de  liberté  emporté  la  couronne, 
Couronne  de  douceur,  qui,  en  si  dur  meschef. 
De  doux  de  diamants  est  ferme  sur  ton  chef. 

Où  voulez-vous,  mes  yeux,  courir  ville  après  ville, 
Pour  descrire  des  morts  jusques  à  trente  mille  ? 
Quels  mots  trouverez-vous,  quel  style,  pour  nommer 
Tant  de  filots  renaissans  de  l'impiteuse  mer? 
Å’il,  qui  as  leu  ces  traicts,  si  tu  escoute,  oreille, 
Encor  un  peu  d'haleine  à  sçavoir  la  merveille 
De  ceux  que  Dieu  tira  des  ombres  du  tombeau. 
Nous  changeons  de  propos.  Voy  encor  ce  tableau 
De  Bourges  :  on  y  connoist  la  brigade  constante 
De  quelques  citoyens,  bien  contez  pour  quarante, 
Et  recontez  après,  affin  qu'il  n'arrivast 
Que  par  mesgarde  aucun  condamné  se  sauvast. 
Au  naistre  du  soleil,  un  à  un  on  les  tiie; 
On  les  met  cinq  à  cinq,  exposez  à  la  veûe 
Du  transy  magistrat.  Le  conte,  bien  trouvé, 
Acertena  la  mort  que  rien  n'estoit  sauvé. 

Les  Tragiques    —  T>  JI.  i3 


9$  LES    TRAGIQUES 

Cette  injuste  justice,  au  tiers  jours  amassée, 

Oit  le  son  estouffé,  la  voix  triste  et  cassée 

D'un  gosier  languissant.  Ceux  qui,  par  plusieurs  fois, 

Cerchèrent,  curieux,  d'où  partoit  cette  voix. 

Descouvrent  à  la  fin  qu'un  viellard,  plein  d'envie 

D'alonger  les  travaux,  les  peines  et  la  vie, 

S'estoit  précipité  dans  un  profond  perluis. 

La  faim  fît  resonner  l'abysme  de  son  puits, 

Estant  un  des  bouchers  despesché  en  sa  place. 

Ces  juges  contemploient  avec  craintive  face 

Du  siècle  un  vray  pourtraict,  du  malheur  un  miroir; 

11  luy  donne  du  pain,  pour  en  luy  faire  voir 

Comment  Dieu  met  la  vie  au  péril  plus  extrême, 

Parmy  les  os  et  nerfs  de  la  mort  pasie  et  blesme. 

Relevé  l'estonné,  afToiblit  le  plus  fort, 

Pour  donner  au  meurtrier,  par  son  couteau,  la  mort. 

Caumont,  qui  à  douze  ans  eus  ton  père  et  ton  frère 
Pour  cuirasse  pesante,  appren  ce  qu'il  faut  faire, 
Quel  prince  t'a  tiré,  quel  bras  fut  ton  secours  : 
Tes  père  et  frères  sont  dessus  toy  tous  les  jours. 
Nature  vous  forma  d'une  mesme  substance, 
La  mort  vous  assembla  comme  fit  la  naissance, 
Cousu,  mort  avec  eux  et  vif,  tu  as  de  quoy 
Tes  compagnons  de  mort  faire  vivre  par  toy. 
Ton  sein  est  pour  jamais  teinct  du  sang  de  tes  proches. 
Dieu  t'a  sauvé  par  grâce,  ou  bien  c'est  pour  reproches  : 
Grâce,  en  mettant  pour  luy  l'esprit  qui  t'a  remis; 
Reproche,  en  te  faisant  serf  de  tes  ennemis. 


LES    FERS  99 

De  pareille  façon  on  voici  couché  en  terre 
Celuy  qu'en  trente  lieux  son  ennemy  enferre  : 
Une  troupe  y  accourt,  dont  chacun  fut  lassé 
De  repercer  encor  le  sein  des-jà  percé; 
Puis  l'ennemy  retourne  et,  couché  face  à  face, 
Il  met  de  son  poignard  la  poincte  sur  la  place 
Où  il  juge  le  cœur;  en  redoublant  trois  fois 
Du  gosier  blasphémant  luy  sortit  cette  voix  : 
'(  Va  t'en  dire  à  ton  Dieu  qu'il  te  sauve  à  cette  heure.  « 
Mais,  homme,  tu  mentis,  car  il  faut  que  tu  meure 
De  la  main  du  meurtry  :  certes  le  Dieu  vivant 
Pour  ame  luy  donna  de  sa  bouche  le  vent; 
Et  cette  voix  qui  Dieu  et  sa  force  deffie 
Donne  mort  au  meurtrier  et  au  meurtry  la  vie. 

Voicy,  de  peur  d'Achas,  un  prophète  caché  v 

En  un  lieu  hors  d'accez,  en  vain  trois  jours  cerché. 
Une  poulie  le  treuve,  et,  sans  fallir,  prend  cure 
De  pondre  dans  sa  main  trois  jours  de  nourriture. 
O  chrestiens  fugitifs,  redoubtez-vous  la  faim? 
Le  pain  est  don  de  Dieu,  qui  sçait  nourrir  sans  pa'rn  : 
Sa  main  despeschera  commissaires  de  vie, 
La  poulie  de  Merlin  ou  les  corbeaux  d'Helie. 

Reniers  eut  tel  secours  et  vid  un  corbeau  tel. 
Quand  Vessin  furieux,  son  ennemy  mortel, 
Luy  fit  de  deux  cents  lieues  escorte  et  compagnie; 
Il  attendoit  la  mort  dont  il  reçeut  la  vie, 
N'aiant,  tout  le  chemin,  ni  propos  ni  devis 
Sinon,  au  séparer,  ce  magnificque  advis  : 


100  LESTRAGIQ^UES 

«  Je  te  reproclieiay,  Reniers,  mon  assistance 
Si  du  faict  de  Paris  tu  ne  prens  la  vengeance.  » 

Moy,  qui  rallies  ainsy  les  eschappez  de  mort, 
Pour  prester  voix  et  mains  au  Dieu  de  leur  support. 
Qui  chante  à  l'advenir  leurs  frayeurs  et  leurs  peines, 
Et  puis  leurs  liberté?.,  me  tairay-je  des  miennes? 

Parmy  ces  après  temps,  l'esprit,  ayant  laissé 
Aux  assassins  mon  corps  en  divers  lieux  percé. 
Par  l'ange  consolant  mes  ameres  blessures. 
Bien  qu'impur,  fut  mené  dans  les  régions  pures. 
Sept  heures  luy  parut  le  céleste  pourpris 
Pour  voir  les  beaux  secrets  et  tableaux  que  j'escris  : 
Soit  qu'un  songe  au  matin  m'ait  donné  ces  images, 
Soit  qu'en  la  pâmoison  l'esprit  fit  ces  voyages, 
Ne  t'enquiers  (mon  lecteur)  comment  il  vid  et  fit. 
Mais  donne  gloire  à  Dieu  en  faisant  ton  profit; 
Et  cependant  qu'en  luy,  extaticq,  je  me  pasme. 
Tourne  à  bien  les  chaleurs  de  mon  enthousiasme. 
Doncques,  le  front  tourné  vers  le  Midi  ardent, 
Paroissoient  du  zénith,  panchant  vers  l'Occident, 
Les  spectacles  passez  qui  tournoient  sur  la  droicte. 
Ce  qui  est  audevant  est  cela  qui  s'exploicte. 
Lci  esclattent  encor  cent  pourtraicts  eslongnez, 
Oii  se  montrent  les  filz  du  siècle  embesognez  : 
On  voit  qu'en  plusieurs  lieux  les  bourreaux  refusèrent 
Ce  que  bourgeois,  voisins  et  parents  achevèrent. 
L'esprit,  lassé  par  force,  advisa  le  monceau 
Des  chrestiens  condamnez,  qui  (nuds  jusqu'à  la  peau) 


LES    FERS  101 

Attendent  par  deux  joiuj  quelque  main  ennemie 

Pour  leur  venir  oster  la  faim  avec  la  vie. 

Puis,  voicy  arriver  secours  aux  enfermez  : 

Les  bouchers,  aux  bras  nuds,  au  sang  accoustumez, 

Armez  de  leurs  couteaux  qui  apprestent  les  bestes, 

Et  ne  font  qu'un  corps  mort  de  bien  quatre  cent  testes. 

Les  temples  des  Baaiims  estoient  remplis  de  cris 
De  ceux  de  qui  les  corps,  comme  vuides  d'esprits, 
Vivans  d'un  seul  sentir,  par  force,  par  paroles. 
Par  menaces,  par  coups  s'inclinoient  aux  idoles; 
Et,  à  pas  regrettez,  les  infirmes  de  cœur, 
Pour  la  peur  des  humains  de  Dieu  perdoient  la  peur. 
Ces  désolez,  transis  par  une  aveugle  envie 
D'un  vivre  malheureux,  quitloient  l'heureuse  vie, 
La  pluspart  preparans,  en  se  faisant  ce  tort. 
Les  âmes  à  la  géhenne  et  les  corps  à  la  mort, 
Quand  Dieu  juste  permit  que  ces  piteux  exemples 
N'allongeassent  leurs  jours  que  sur  le  seuil  des  temples. 
Non  pourtant  que  son  œil  de  pitié  fust  osté, 
Que  le  Sainct-Esprit  fust  blessé  d'infirmité  : 
Sa  grâce  y  mit  la  main.  Tels  estoient  les  visages 
Des  jugements  à  terme,  accomplis  en  noz  aages. 

A  la  gauche  du  ciel,  au  lieu  de  ses  tableaux, 
Esblouissent  les  yeux  les  astres  clairs  et  beaux, 
Infinis  millions  de  brillantes  estoilles 
Que  les  vapeurs  d'en  bas  n'offusquent  de  leurs  voiles. 
En  lignes,  poincts  et  ronds,  parfaicts  ou  imparfaicts, 
Font  ce  que  nous  lisons  après  dans  les  etîects. 


102  LES    TRAGIQUES 

L'ange  m'en  faict  leçon  (disant)  :  «  Voilà  les  restes 

Des  hauts  secrets  du  ciel  :  là  les  bourgeois  célestes 

Ne  lisent  qu'aux  rayons  de  la  face  de  Dieu  ; 

C'est  de  tout  l'advenir  le  registre,  le  lieu 

Où  la  harpe  royalle  estoit  lors  eslevée 

Qu'elle  en  sonna  ces  mots  :  Pour  jamais  engravce 

Est  dedans  le  haut  ciel  que  ta  créas  jadis 

La  vraye  éternité  de  tout  ce  que  tu  dis. 

C'est  le  registre  sainct  des  actions  secrettes, 

Fermé  d'autant  de  sceaux  qu'il  y  a  de  planettes. 

Le  prophète  domteur  des  lyons  indomptés 

Le  nomme  en  ses  escrits  l'escrit  de  vérités. 

Tout  y  est  bien  marqué,  nul  humain  ne  l'explicque. 

Ce  livre  n'est  ouvert  qu'à  la  trouppe  angelicque, 

Puis  aux  esleus  de  Dieu,  quand  en  perfection 

L'ame  et  son  corps  goustront  la  résurrection. 

Cependant  ces  pourtraicts  leur  mettent  en  présence 

Les  biens  et  maux  présents  de  leur  très-chere  engeance.  » 

Je  romps  pour  demander  :  «  Quoy  !  les  resussitez 

Pourront-ils  discerner  de  leurs  proximitez 

Les  visages,  les  noms,  se  souvenans  encore 

De  ceux-là  que  la  mort,  oublieuse,  dévore  ?  s 

L'Ange  respond  :  «   L'estat  de  la  perfection 

Ravit  à  l'Eternel  toute  l'affection  : 

Mais  puis  qu'ils  sont  parfaicts  en  leur  comble,  faut  croire 

Parfaicte  connoissance  et  parfaicte  mémoire. 

Cependant  sur  le  poinct  de  ton  heureux  retour. 

Esprit,  qui  as  de  Dieu  eu  le  zèle  et  l'amour, 


LES    FERS  io3 

Vois-tu  ce  rang  si  beau  de  luisants  caractères? 
C'est  le  cours  merveilleux  des  succez  de  tes  frères. 

«  Voilà  un  camp  maudit,  à  son  malheur  planté, 
Aux  bords  de  l'Océan,  abbayant  la  cité, 
La  saincte  Bethulie,  aux  agnelets  deffence. 
Des  petits  le  bouclier,  des  hautains  la  vengeance. 
Là  finissent  leurs  jours,  l'espoir  et  les  fureurs, 
Tués,  mais  non  au  lict,  vingt  mille  massacreurs. 
Dieu  fit  marcher,  voulant  délivrer  sans  armée 
La  Rochelle  poudreuse  et  Sancerre  affamée. 
Les  visages  nouveaux  des  Sarmates  razez 
Secourables  aux  bons,  pour  eux  mal  advisez. 
Que  voy-je  ?  L'Océan,  à  la  face  inconnue. 
Qui,  en  contrefaisant  la  nourricière  nue. 
D'où  le  désert  blanchit  par  les  célestes  dons 
Veut  blanchir  le  rivage  abrié  de  sourdons. 
Dites,  physiciens,  qui  faictes  Dieu  nature, 
Comment  la  mer,  n'aiant  mis  cette  nourriture 
Dans  ce  havre  jamais,  trouva  ce  nouveau  pain 
Au  poinct  que  dans  le  siège  entroit  la  pasle  faim  ? 
Et  pourquoi  cette  manne  et  pasture  nouvelle, 
Quand  la  faim  s'en  alla,  s'enfuit  avec  elle  ? 
Le  ciel  prend  à  plaisir,  Rochelois,  vos  tableaux, 
Mémoire  du  miracle,  et  en  faict  de  plus  beaux. 

«  Vois-tu  dessoubs  noz  pieds  une  flamme  si  nette. 
Une  estoille  sans  nom,  sans  cheveux  un  comette, 
Phanal  sur  le  Bethléem,  mais  funeste  flambeau 
Qui  meine  par  le  sang  Charle-Herode  au  tombeau. 


I04  LES    TRAGICLUES 

Jezabel  par  poizons  et  par  prisons  besongne 
Pour  sur  le  ihrosne  voir  le  fuitif  de  Polongne  : 
Il  trouve,  à  son  retour,  non  des  agneaux  craintifs, 
Mais  des  lyons  trompez,  retraitte  aux  fugitifs. 

«   De  la  mer  du  mid_y  et  des  Alpes  encore. 
L'esprit  va  resveiller  qui  en  esprit  adore 
Aux  costeaux  de  la  Clergue,  aux  Pirènes  gelez, 
Aux  Sevennes  d'Auvergne  :  en  vojlà  d'appellez. 
Les  cailloux  et  les  rocs  prenent  et  forme  et  vie. 
Pour  guerroyer  de  Dieu  la  lignée  ennemie. 
Pour  estre  d'Abraham  tige  continuel, 
Et  relever  sur  pieds  l'enseigne  d'Israël  ; 
Conduits  par  les  bergers,  destituez  de  princes, 
Partagent  par  moitié  du  règne  les  provinces, 
Contre  la  vanité  les  fîlz  des  vanitez 
S'arment;  leurs  confidents  par  eux  sont  tourmentez. 

«  Je  voy  l'amas  des  rois  et  conseillers  de  terre 
Qiii  changent  une  paix  au  progrez  d'une  guerre, 
Un  roy  mangeant  l'hostie  et  l'idoUe,  en  jurant 
D'achever  des  chrestiens  le  foible  demeurant. 
Ni  espargner  le  sang  du  peuple  ni  la  vie. 
Les  promesses,  les  voix,  la  foy,  la  perfidie, 

«    François,  mauvais  François,  de  l'affligé  troupeau 
Se  faict  le  conducteur,  et  puis,  traistre  et  bourreau. 
Porte  au  septentrion  ses  infidelles  trames  ; 
Vaincu  par  les  agneaux,  il  engage  les  âmes, 
Complices  des  autheurs  de  ses  desseins  pervers, 
A  paver  en  un  jour  de  charongnes  Anvers  : 


LES    FERS  io5 

Car  Dieu  faict  tout  mentir,  menaces  et  injures; 
Tant  de  subtils  conseils  font  tous  ces  roys  parjures, 
Frappez  d'estonnement,  et  bien  punis  dequoy 
Ils  ont  mis  en  mespris  la  parolle  et  la  foy. 
Par  la  force  il  les  rend  perfides  à  eux-mesmes  ; 
Le  vent  fit  un  jouet  de  leurs  braves  blasphèmes. 

«   Voilà  vers  le  midy  trois  rois  en  pièces  mis, 
Les  ennemis  de  Dieu  pris  par  ses  ennemis. 
Le  venin  de  la  cour,  préparé,  s'achemine, 
Pour  mener  à  Sanson  Dalila  Philistine. 

«  Un  roy,  cerchant  secours  parmy  les  serfs,  n'a  rien 
Que  pour  rendre  vainqueur  le  grand  Iberien  : 
Celuy-là  prend  de  l'or,  en  faict  une  semence 
Qui  contre  les  François  reconjure  la  France; 
Ses  peuples  tost  après  contre  luy  conjurez, 
Par  contraintes  vertus  vengez  et  délivrez. 
Celuy  qui  de  régner  sur  le  monde  machine 
S'engraisse  par  les  poux,  curée  à  la  vermine. 

«  Voy  deux  camps,  dont  l'un  prie  et  souspire  en  s'armant, 
L'autre,  présomptueux,  menace  en  blasphémant. 
O  Coutras!  combien  tost  cette  petite  pleine 
Est  de  cinq  mille  morts  et  de  vengeance  plaine  ! 

«   Voicy  Paris  armé  soubs  les  loix  du  Guysard; 
Il  chasse  de  sa  cour  l'hypocrite  renard. 
Qui  tire  son  chasseur  après  en  sa  tasniere. 
Les  noyeurs  n'ont  tombeau  que  la  trouble  rivière, 
Les  maistres  des  tueurs  périssent  de  poignards, 
Les  supposts  des  bruslans  par  les  brusieurs  sont  ards 

M 


lo6  LES    TRAGIQUES 

Loire,  qui  fut  bourelle,  aura  le  soing  de  rendre 
Les  brins  esparpillez  de  leur  infâme  cendre. 
Auss_y  tost  leur  boucher,  de  ses  bouchers  pressé, 
Des  proscripts  secouru,  se  void  des  siens  laissé; 
Son  procureur,  jadis  des  martyrs  la  partie. 
Procure  et  meine  au  roy  le  trancheurde  sa  vie, 
Au  mois,  jour  et  logis,  à  la  chambre  et  au  lieu 
Où  à  mort  il  jugea  la  famille  de  Dieu. 
Faict  gibier  d'un  cagot,  vilain  porte-besace. 
Il  quitte  au  condamné  ses  fardeaux  et  sa  place. 

«  Arques  n'est  oublié,  ny  le  succez  d'Yvry. 
Connois  par  qui  tu  fus  victorieux,  Henry; 
Tout  ployé  sous  ton  heur,  mais  il  est  prédit  comme 
Ce  qu'on   debvoit  à  Dieu  fut  pour  le  Dieu  de  Rome. 

«   Paris,  tu  es  reduitte  à  digérer  l'humain; 
Trois  cent  mille  des  tiens  périssent  par  la  faim 
Dans  le  tour  de  dix  lieues,  qu'à  chaque  paix  frivolle 
Tu  donnois  pour  limitte  au  pain  de  la  parolle. 

«  Si  tu   pouvois  connoistre,  ainsy  que  je  connois. 
Combien  je  voy  lier  de  princes  et  de  roys, 
Par  les  venins  subtils  de  la  bande  hypocrite. 
Par  l'arsenic  qu'espand  l'engeance  loyolite  ! 
O  Suéde!  o  Mosco  !  Polongne,  Austriche,  helas  ! 
Quels  changements,  premier  que  vous  en  soiez  las! 

«   Que  te  diray-je  plus?  Ces  estoilles  obscures 
Escrivent  à  regret  les  choses  plus  impures. 
O  qu'après  long  travail,  long  repos,  longue  nuict, 
La  lassitude  en  France  et  à  ses  bords  produit! 


LES    FERS  107 

Que  te  profitera,  mon  enfant,  que  tu  voye 

Quelque  peu  tle  fumée  au  fond  de  la  Savoye, 

Un  sursaut  de  Genève,  un  cathaneux  sommeil, 

Venise  voir  du  jour  une  aube  sans  soleil? 

Quoy  plus?  I.a  main  de  Dieu,  douce,  docte,  et  puis  rude, 

A  parfaire  trente  ans  l'entière  ingratitude. 

Et  puis  à  la  punir  :  ô  funestes  apprests  ! 

Flambeau  laissant  esteint  ne  void  rien  de  plus  près. 

«   Tu  verrois  bien  encor,  après  un  tour  de  sphère, 
Un  double  deuil  forcé,  le  filz  de  l'adultère, 
Berceau,  tombeau,  captifs,  gouster  tout  et  vomir, 
Albion,  dégénérée,  endormie  endormir, 
Perdre  les  siens,  et  faire  aux  assassins  la  planche. 
Périr  tant  de  citez,  et  sur  toutes  la  blanche; 
Les  Bataves  après  un  faux  pas  relever; 
Les  Germains  atterés.  et  leur  reste  sauver  : 
Ceux-là  trouvent  en  soy  l'abandonné  remède  : 
Voy  en  Septentrion  l'orient  de  Suéde; 
On  tire  d'Occident  au  lieu  des  nsorts  les  biens; 
Un  grand  roy  du  Midy  dechassé  par  les  siens; 
Vers  l'Inde,  une  grandeur  qui  en  naissant  renverse 
Celle  des  Ottomans,  du  Tartare  et  du  Perse  : 
Voiez  prendre,  et  coëffer  au  Cerbère  d'enfer 
De  fer  le  caducée  et  la  mitre  de  fer. 
Lors  la  porque  Italie  à  son  rang  fume  et  souffre 
L'odeur  qui  luy  faschoit  delà  mitre  et  du  souphre, 
Et  l'Europe  d'un  coup  peut  porter  et  armer 
Trente  armées  sur  terre  et  sept  dessus  la  mer. 


io8 


LES    TRAGIQJJES 


Vo}"  de  Hierusalem  la  nation  remise, 
L'antechrist  abbatu,  en  triomphe  l'Eglise. 
Holà!  car  le  grand  juge  en  son  throsne  est  assis 
Si  tost  que  l'aere  joinct  à  nos  mille  trois  six. 

«    Retourne  à  ta  moitié,  n'attache  plus  ta  veùe 
Au  loisir  de  l'Eglise,  au  repos  de  Capûe. 
Il  te  faut  retourner  satisfaict  en  ton  lieu, 
Employer  ton  bras  droict  aux  vengeances  de  Dieu. 
Exerce  tout  le  jour  ton  fer  et  ton  courage. 
Et  ta  plume  de  nuict,  que  jamais  autre  ouvrage. 
Bien  que  plus  délicat,  ne  te  semble  plaisant 
Au  prix  des  hauts  secrets  du  firmament  luisant. 
Ne  chante  que  de  Dieu,  n'oubliant  que  luy-mesme 
T'a  retiré  :  voilà  ton  corps  sanglant  et  blesme, 
Recueilly  à  Thalcy,  sur  une  table,  seul, 
A  qui  on  a  donné  pour  suaire  un  linceul. 
Rapporte-luy  la  vie  en  l'amour  naturelle 
Que,  son  masle,  tu  dois  porter  à  la  femelle. 

Tu  m'as  montré,  ô  Dieu,  que  celuy  qui  te  sert 
Sauve  sa  vie  alors  que  pour  toy  il  la  perd. 
Ta  main  m'a  délivré,  je  te  sacre  la  mienne  ; 
Je  remets  en  ton  sein  cette  ame  qui  est  tienne  : 
Tu  m'as  donné  la  voix,  je  te  loueray,  mon  Dieu  î 
Je  chanteray  ton  los  et  ta  force,  au  millieu 
De  tes  sacrez  parvis;  je  feray  tes  merveilles. 
Ta  deffence  et  tes  coups  retentir  aux  oreilles 
Des  princes  de  la  terre,  et  si  le  peuple  bas 
Sçaura  par  moy  comment  les  tyrans  tu  abbats. 


I 


LESFERS  .109 

Mais,  premier  que  d'entrer  au  prévoir  et  descrire 
Tes  derniers  jugements,  les  arresls  de  ton  ire, 
11  faut  faire  une  pause  et  finir  ce  discours 
Par  une  vision  qui  couronne  ses  jours. 
L'esprit  aiant  encor    congé,  par  son  extase, 
De  ne  suivre,  escrivant,  du  vulgaire  la  phrase. 

L'Occean  donc  estoit  tranquille  et  sommeillant 
Au  bout  du  sein  breton,  qui  s'enfle  en  recueillant 
Tous  les  fleuves  françois,  la  tournoyante  Seine, 
La  Gironde,  Charente  et  Loire,  et  la  Vilaine. 
Ce  vieillard  refoulloit  ses  cheveux  gris  et  blonds 
Sur  un  lict  relevé  dans  son  paisible  fonds. 
Marqueté  de  coral  et  d'unions  exquises. 
Les  sachets  d'ambre  gris  dessoubs  ses  tresses  grises. 
Les  vents  les  plus  discrets  luy  chatouilloient  le  dos  ; 
Les  lymphes,  de  leurs  mains,  avoient  faict  ce  repos, 
La  paillasse  de  mousse  et  le  matras  d'esponge  : 
Mais  ce  profond  sommeil  fut  resveillé  d'un  songe  ; 
La  lame  de  la  mer  estant  comme  du  laict. 
Les  nids  des  alcyons  y  nageoient  à  souhait  : 
Entre  les  flots  saliez,  et  les  ondes  de  terre 
S'esmeut  par  accidens  une  subtile  guerre  : 
Le  dormant  pense  ouïr  un  contraste  de  vents 
Qui,  du  bout  de  la  mer  jusqu'aux  sables  mouvants, 
Troubloient  tout  son  royaume  et,  sans  qu'il  y  consente, 
Vouloient  à  son  deçeut  ordonner  la  tourmente. 
«  Comment,  dit  le  vieillard,  l'air  volage  et  léger 
Ne  sera-il  lamais  lassé  de  m'outrager. 


no-  LES    TRAGIQUES 

I>e  ravager  ainsy  mes  provinces  profondes  ? 
Les  ondes  font  les  vents,  comme  les  vents  les  ondes, 
O'u  bien  l'air  pour  le  moins  ne  s'anime  en  fureurs 
Sans  le  consentement  des  corps  supérieurs  : 
Je  pousse  les  vapeurs,  causes  de  la  tourmente, 
L'air  soit  content  de  l'air,  l'eau  de  l'eau  est  contente. 
Le  songe  le  trompoit,  comme  quand  nous  voions 
Un  soldat  s'affuster,  aussytost  nous  oyons 
Le  bruict  d'une  fenestre  ou  celuy  d'une  porte, 
Quand  l'esprit  va  devant  les  sens  :  en  mesme  sorte 
Le  songeur  print  les  sons  de  ces  flots  mutinez 
Encontre  d'autres  flots,  jappans,  enfellonnez 
Pour  le  trouble  de  l'air  et  le  bruit  de  tempeste, 
11  esleve  en  frottant  sa  vénérable  teste, 
Premier  un  fer  poinctu  paroist,  et  puis  le  front. 
Ses  cheveux  regrissez  par  sa  colère  en  rond, 
D^ux  testes  de  dauphins  et  les  deux  balais  sortent 
Qui  nagent  à  fleur  d'eau  et  sur  leur  dos  le  portent  : 
Il  trouva  cas  nouveau,  lorsque  son  poil  tout  blanc 
Ensanglanta  sa  main  ;  puis,  voyant  à  son  flanc 
Que  l'onde  refuiant  laissoit  sa  peau  rougie  : 
«•  A  moy  !  (dit-il)  à  moi  !  pour  me  charger  d'envie. 
A  moy,  qui  dans  mon  sein  ne  souft're  pas  les  morts, 
La  charongne,  l'ordure,  ains  la  jette  à  mes  bords  : 
Bastardes  de  la  terre,  et  non  filles  des  nues, 
Fiebvres  de  la  nature,  allons,  testes  cornues 
De  mes  béliers  armez,  repoussez-les,  heurtez, 
Qu'ils  s'en  aillent  ailleurs  purger  leurs  cruautez.  » 


LES    FERS  Ht 

Ainsy  la  mer  alloit,  faisant  changer  de  course 
Des  gros  fleuves  amont  vers  la  coulpable  source 
D'où  sortoit  par  leurs  bords  un  déluge  de  sang, 
A  la  teste  des  siens  :  l'Occean  au  chef  blanc, 
Vid  les  cieux  s'entr'ouvrir,  et  les  anges  à  troupes 
Fondre  de  l'air  en  bas  ayants  en  main  des  coupes 
De  précieux  rubis  qui  plongez  dedans  l'eau, 
En  chantant  rapportoient  quelque  présent  nouveau. 
Ces  messagers  aislez,  ces  anges  de  lumière 
Tiroient  le  sang  meurtri  d'avec  l'onde  meurtrière, 
Dans  leurs  vases  remplis,  qui  prenoient,  heureux,  lieu 
Aux  plus  beaux  cabinets  du  palais  du  grand  Dieu  : 
Le  soleil,  qui  avoit  mis  un  espais  nuage 
Entre  le  vilain  meurtre  et  son  plaisant  visage, 
Ores  de  chauds  rayons  exhale  à  soy  le  sang, 
Qu'il  faut  qu'en  rouge  pluie  il  renvoyé  à  son  rang. 
L'Occean,  du  soleil  et  du  troupeau  qui  vole 
Ayant  prins  sa  leçon,  change  advis  et  parolle. 

«  Venez,  enfants  du  ciel  (s'escria  le  vieillard), 
Héritiers  du  royaume  à  qui  le  ciel  despart 
Son  champ  pour  cimetière  :  o  saincts  que  je  repousse  ! 
Pour  vous,  non  contre  vous,  juste,  je  me  courrouce.  » 

Il  s'avance  dans  Loire,  il  rencontre  les  bords. 
Les  sablons  cramoisis,  bien  tapissez  de  morts. 
Curieux,  il  assemble,  il  enlevé,  il  endure 
Cette  chère  despouille,  au  rebours  de  nature. 
Ayant  tout  arrangé,  il  tourne,  avec  les  yeux 
Et  le  front  serené,  ces  parolles  aux  cieux  : 


i  ,2  LES    TRAGIQUES 

«  Je  garderay  ceux-cy,  tant  que  Dieu  me  commande 

Que  les  filz  du  bonheur  à  leur  bonheur  je  rende  ; 

11  n'i  a  rien  d'infect,  ils  sont  purs,  ils  sont  nets  : 

Voici  les  parements  de  mes  beaux  cabinets  : 

Terre  qui  les  trahis,  tu  eslois  trop  impure 

Pour  des  saincts  et  des  purs  estre  la  sépulture.  » 

A  tant  il  plonge  au  fond,  l'eau  rid  en  mille  rais, 
Puis,  aiant  faict  cent  ronds,  crache  le  sable  après. 

Ha  !  que  noz  cruautez  fussent  ensevelies 
Dans  le  centre  du  monde  !  Ha  !  que  noz  ordes  vies 
N'eussent  empuanty  le  nez  de  l'estranger  ! 
Parmy  les  estrangers  nous  irions  sans  danger, 
L'œil  gay,  la  face  haute,  d'une  brave  asseurance 
Nous  porterions  au  front  l'honneur  ancien  de  France. 

Estrangers  irritez,  à  qui  sont  les  François 
Abomination,  pour  Dieu,  faictes  le  choix 
De  celuy  qu'on  trahit  et  de  celuy  qui  tue  ; 
Ne  caressez  chez  vous  d'une  pareille  veuë 
Le  chien  fîdel  et  doux  et  le  chien  enragé, 
L'atheiste  affligeant,  le  chrestien  affligé. 
Nous  sommes  pleins  de  sang,  l'un  en  perd,  l'autre  en  ti 
L'un  est  persécuteur,  l'autre  endure  martyre  : 
Regardez  qui  reçoit  ou  qui  donne  le  coup  ; 
Ne  criez  sur  l'agneau,  quand  vous  criez  au  loup. 
Venez,  justes  vengeurs,  vienne  toute  la  terre, 
A  ces  Caïns  françois,  d'une  mortelle  guerre, 
Redemander  le  sang  de  leurs  frères  occis  : 
Qu'ils  soient  connus  par  tout  aux  visages  transis; 


LES    FERS 


I  i3 


Que  l'oeil  lousclie,  tremblant,  que  la  grâce  estonnée 
Par  tout  produise  en  l'air  leur  ame  empoizonnée. 

Estourdis,  qui  pensez  que  Dieu  n'est  rigoureux, 
Qu'il  ne  sçait  foudroyer  que  sur  les  langoureux. 
Respirez  d'une  pause,  en  souspirant  pour  suivre 
La  rude  catastrophe  et  la  fin  de  mon  livre. 
Les  fers  sont  mis  au  vent,  venez  sçavoir  comment 
L'Eternel  faict  à  point  vengeance  et  jugement  : 
Vous  sçaurez  que  toujours  son  ire  ne  sommeille, 
Vous  le  verrez  debout  pour  rendre  la  pareille, 
Chaslier  de  vervaine  ou  punir  par  le  fer 
Et  la  race  du  ciel  et  celle  de  l'enfer. 


les  Tragiques.  —  T.  H. 


15 


VENGEANCES 


LIVRE   SIXIÈME 


VENGEANCES 


jUVRE  tes  grands  thresois,  ouvre  ton  sanctuaire, 
Ame  de  tout,  soleil,  qui  aux  astres  esclaire; 
Ouvre  ton  temple  sainct  à  moi.  Seigneur,  qui  ve 
Ton  sacré,  ton  secret  enfumer  de  mes  vœux  : 
Si  je  n'ay  or  ne  myrrhe  à  faire  mon  offrande. 
Je  t'apporte  du  laict;  ta  douceur  est  si  grande 
Que  de  mesme  œil  et  cœur  tu  vois  et  tu  reçois 
Des  bergers  le  doux  laict  et  la  myrrhe  des  rois. 
Sur  l'autel  des  cheiifs  ton  feu  pourra  descendre, 
Pour  y  mettre  le  bois  et  l'holocauste  en  cendre. 
Tournant  le  dos  aux  grands,  sans  oreilles,  sans  yeux 
A  leurs  cris  esclattans,  à  leurs  dons  précieux. 


ii8  LESTRAGICLUES 

Or  soient  du  ciel  riant  les  beautez  descouvertes, 
Et  à  l'humble  craintif  ces  grands  portes  ouvertes  : 
Comme  tu  as  promis,  donne,  en  ces  derniers  ans. 
Songes  à  nos  vieillards,  visions  aux  enfans. 
Faicts  paroistre  aux  petits  les  choses  inconnues, 
Du  vent  de  ton  esprit  trousse  les  noires  nues, 
Raviz-nous  de  la  terre  aux  beaux  pourpris  des  cieux. 
Commençant  de  donner  autre  vie,  autres  yeux 
A  l'aveugle  mortel  :  car  sa  masse  mortelle 
Ne  pourroit  vivre  et  voir  une  lumière  telle. 

Il  faut  estre  vieillard,  caduc,  humilié, 
A  demi-mort  au  monde,  à  lui  mortifié, 
Que  l'ame  recommance  à  retrouver  sa  vie, 
Sentant  par  tous  endroicts  sa  maison  démolie; 
Que  ce  corps  ruïné  de  bresches  en  tous  lieux. 
Laisse  voler  l'esprit  dans  le  chemin  des  cieux, 
Quitter  jeunesse  et  jeux,  le  monde  et  ses  mensonges. 
Le  vent,  la  vanité,  pour  songer  ces  beaux  songes. 
Or  je  suis  un  enfant,  sans  aage  et  sans  raison, 
Ou  ma  raison  se  sent  de  la  neufve  prison; 
Le  mal  bourgeonne  en  moy,  en  moy  fleurit  le  vice, 
Un  primtemps  de  péchés,  espineux  de  malice  : 
Change-moy,  refay-moy,  exerce  ta  pitié, 
Rend-moy  mort  en  ce  monde,  oste  la  mauvaistié 
Qui  possède  à  son  gré  ma  jeunesse  première, 
Lors  je  songeray  songe  et  verray  ta  lumière. 

Puis  il  faut  estre  enfant  pour  voir  des  visions, 
Naistre  et  renaistre  après,  net  de  pollutions; 


VENGEANCES  i 

Ne  sçavoir  qu'un  sçavoir,  ce  sçavoir  sans  science 
Pour  consacrer  à  Dieu  ses  mains  en  innocence; 
Il  faut  à  ses  yeux  clairs  estre  net  pur  et  blanc, 
N'avoir  tache  d'orgueil,  de  rapine  et  de  sang  : 
Car  nul  n'héritera  les  hauts  cieux  désirables 
Que  ceux-là  qui  seront  à  ces  petits  semblables, 
Sans  fiel  et  sans  venin;  donc,  qui  sera-ce,  ô  Dieu, 
Qui  en  des  lieux  si  laids  tiendra  un  si  beau  lieu? 
Les  enfants  de  ce  siècle  ont  Satan  pour  nourrice, 
On  berce  en  leurs  berceaux  les  enfants  et  le  vice, 
Nos  mères  ont  du  vice  avec  nous  accouché. 
Et  en  nous  concevant  ont  conceu  le  péché. 

Que  si  d'entre  les  morts,  père,  tu  as  envie 
De  m'esveiller,  il  faut  mettre  à  bas  l'autre  vie, 
Par  la  mort  d'un  exil,  fay-moy  revivre  à  toy; 
Séparé  des  meschants,  separe-moy  de  moy; 
D'un  sainct  enthousiasme  appelle  au  ciel  mon  ame, 
Mets  au  lieu  de  ma  langue  une  langue  de  flamme. 
Que  je  ne  sois  qu'organe  à  la  céleste  voix 
Qui  l'oreille  et  le  cœur  anime  des  François  : 
Qu'il  n'y  ait  sourd  rocher  qui  entre  les  deux  pôles 
N'entende  clairement  magnificques  paroUes 
Du  nom  de  Dieu  ;  i'escris  à  ce  nom  triomphant 
Les  songes  d'un  vieillard,  les  fureurs  d'un  enfant. 
L'esprit  de  vérité  despouille  de  mensonges 
Ces  fermes  visions,  ces  véritables  songes  : 
Que  le  haut  ciel  s'accorde  en  douces  unissons 
A  la  saincte  fureur  de  mes  vives  chansons. 


120  LESTRAGICLUES 

Quand  Dieu  frappe  l'oreille,  et  l'oieille  n'est  preste 
D'aller  toucher  au  cœur,  Dieu  nous  frappe  la  teste  : 
Qui  ne  frémit  aux  sons  des  tonnerres  grondans 
Frémira  quelque  jour  d'un  grincement  de  dents. 

Icy  le  vain  lecteur  des-jà  en  l'air  s'esgare; 
L'esprit  mal  préparé,  fantastic,  se  prépare 
A  voir  quelques  discours  de  monstres  inventez, 
Un  spectre  imaginé  aux  diverses  clartez 
Qu'un  nuage  conçoit,  quand  un  rayon  le  touche 
Du  soleil  cramoisy,  qui  bizarre  se  couche  : 
Ou  bien  il  cuide  icy  rassasier  son  cœur 
D'une  vaine  caballe;  et  ces  esprits  d'erreur 
Icy  ne  saouleront  l'ignorance  maligne  : 
Ainsy  dict  le  Sauveur  :  Vous  n'aurez  point  de  signe. 
Vous  n'aurez  de  nouveau  (friands  de  nouveauté 
Que  des  abismes  creux,  Jonas  resuscité; 
Vous  y  serez  trompez,  la  fraude  profitable 
Au  lieu  du  désiré  donne  le  désirable. 
Et  comme  il  renvoya  les  scribes,  amassez 
Pour  voir  des  visions  aux  spectacles  passez, 
Ainsy  les  visions  qui  seront  icy  peintes 
Seront  exemples  vrais  de  noz  histoires  sainctes. 
Le  roolle  des  tyrans  de  l'Ancien-Testament, 
Leur  cruauté  sans  fin,  leur  infini  tourment. 
Nous  verrons  déchirer,  d'une  couleur  plus  vive. 
Ceux  qui  ont  déchiré  l'Eglise  primitive; 
Nous  donnerons  à  Dieu  la  gloire  de  noz  ans 
Où  il  n'a  pas  encor  espargné  les  tyrans. 


VENGEANCES  :2i 

Puis  une  pause  après,  clairon  de  sa  veniie, 
Nous  les  ferons  ouïr  dans  l'esclair  de  la  nue. 

Encor  faut-il,  Seigneur,  ô  Seigneur  qui  donnas 
Un  courage  sans  peur  à  la  peur  de  Jonas, 
Que  le  doigt  qui  esmeut  cest  endormi  prophète 
Resveille  en  moy  le  bien  qu'à  demy  je  souhaitte, 
Le  zelle  qui  me  faict  du  fer  de  vérité 
Fascher  avec  Satan,  le  fils  de  Vanité. 
J'ay  fuy  tant  de  fois,  j'ay  desrobé  ma  vie 
Tant  de  fois,  j'ay  suivi  la  mort  que  j'ay  fuie, 
J'ay  faict  un  trou  en  terre  et  caché  le  talent, 
J'ay  senti  l'esguillon,  le  remords  violent 
De  mon  ame  blessée,  et  ouy  la  sentence 
Que  dans  moy,  contre  moy  chantoit  ma  conscience. 
Mon  cœur  vouloit  veiller,  je  l'avois  endormi; 
Mon  esprit  de  ce  siècle  estoit  bien  ennemy. 
Mais,  au  lieu  d'aller  faire  au  combat  son  office, 
Satan  le  destournoit  au  grand  chemin  du  vice  : 
Je  m'enfuiois  de  Dieu,  mais  il  enfla  la  mer, 
M'abisma  plusieurs  fois  sans  du  tout  m'abismer  : 
J'ay  veu  des  creux  enfers  la  caverne  profonde, 
J'ay  esté  balancé  des  orages  du  monde; 
Aux  tourbillons  venteux  des  guerres  et  des  cours, 
Insolent,  j'ay  usé  ma  jeunesse  et  mes  jours  : 
Je  me  suis  pieu  au  fer,  David  m'est  un  exemple 
Que  qui  verse  le  sang  ne  bastit  pas  le  temple; 
J'ay  adoré  les  rois,  servi  la  vanité, 
Estouffé  dans  mon  sein  le  feu  de  vérité; 

i6 


122  LESTRAGIQ^UES 

J'ay  esté  par  les  miens  précipité  dans  l'onde, 

Le  danger  m'a  sauvé  en  sa  panse  profonde, 

Un  monstre  de  labeurs  à  ce  coup  m'a  craché 

Aux  rives  de  la  mer,  tout  souillé  de  péché. 

J'ay  faict  des  cabinets  soubs  espérances  vertes, 

Qui  ont  esté  bien  tost  mortes  et  descouvertes, 

Qiiand  le  ver  de  l'envie  a  percé  de  douleurs 

Le  quioajon  seiche  pour  m'envoyer  ailleurs. 

Tousjours  tels  Simeis  font  aux  Davids  la  guerre 

Et  sortent  des  vils  creux  d'une  trop  grasse  terre 

Pour  d'un  air  tout  pourry,  d'un  gosier  enragé 

Infecter  le  plus  pur,  sauter  sur  l'affligé  : 

Le  doigt  de  Dieu  me  lève,  et  l'ame  encore  vive 

M'anime  à  guerroyer  la  puante  Ninive; 

Ninive  qui  n'aura  sac  ne  gémissement, 

Pour  changer  le  grand  Dieu  qui  n'a  de  changement. 

Voicy  l'Eglise  encor  en  son  enfance  tendre, 
Satan  ne  fallit  pas  d'essayer  à  surprendre 
Ce  berceau  consacré,  il  livra  mille  assauts 
Et  feint  de  sa  jeunesse  à  l'enfant  mille  maux. 
Les  anges  la  gardoient  en  ces  peines  estranges  ; 
Elle  ne  fut  jamais  sans  que  le  camp  des  anges 
La  conduisit  par  tout,  soit  lors  que  dessus  l'eau 
L'arche  d'élection  luy  servit  de  berceau, 
Soit  lors  qu'elle  espousa  la  race  de  Dieu  saincte, 
Ou  soit  lors  que  de  luy  elle  fuioit  enceinte 
Aux  lieux  inhabitez,  aux  effroiants  déserts, 
Chassée,  et  non  vaincue,  en  despit  des  enfers. 


VENGEANCES  12ÃŽ 

La  mer  la  circuit,  et  son  espoux  luy  donne 

La  lune  soubs  les  pieds,  le  soleil  pour  couronne. 

O  bien-heureux  Abel,  de  qui  premier  au  cœur 
Cette  vierge  esprouva  sa  première  douleur! 
De  Caïn  fugitif  et  d'Abel  je  veux  dire 
Que  le  premier  bourreau  et  le  premier  martyre. 
Le  premier  sang  versé,  on  peut  voir  en  eux  deux, 
L'estat  des  agneaux  doux,  des  loups  outrecuideux  ; 
En  eux  deux  on  peut  voir  (beau  pourtraict  de  l'Eglise) 
Comme  l'ire  et  le  feu  des  ennemis  s'attise 
De  bien  fort-peu  de  bois,  et  s'augmente  beaucoup. 
Satan  fit  ce  que  faict  en  ce  siècle  le  loup 
Qui  querelle  l'agneau  buvant  à  la  rivière, 
Luy  au  haut  vers  la  source  et  l'agneau  plus  arrière  : 
L'Antéchrist  et  ses  loups  reprochent  que  leur  eau 
Se  trouble  au  contre-flot  par  l'innocent  agneau. 
La  source  des  grandeurs  et  des  biens  de  la  terre 
Descoulle  de  leurs  chefs,  et  la  paix  de  la  guerre 
Balancent  à  leur  gré  dans  leurs  impures  mains; 
Et  toute  fois  alors  que  les  loups  inhumains 
Veulent  couvrir  de  sang  le  beau  lit  de  la  terre, 
Les  prétextes  connus  de  leur  injuste  guerre 
Sont  noz  autels  sans  fard,  sans  feinte,  sans  couleurs, 
Que  Dieu  aime  d'enhaut  l'otîerte  de  nos  cours  : 
Cela  leur  croist  la  soif  du  sang  de  l'innocence. 

Ainsi  Abel  offroit  en  pure  conscience 
Sacrifices  à  Dieu  ;  Caïn  offroit  aussy  : 
L'un  offroit  un  cœur  doux,  l'autre  un  cœur  endurcy; 


124  LES    TR  AGIQ,UES 

L'un  fut  au  gré  de  Dieu,  l'autre  non  aggieable  : 
Caïn  grinça  les  dents,  paslit,  espouventable. 
Il  massacra  son  frère,  et  de  c'est  agneau  doux 
Il  fit  un  sacrifice  à  son  amer  courroux. 
Le  sang  fuit  son  front  et  honteux  se  retire, 
Sentant  son  frère  sang  que  l'aveugle  main  tire; 
Mais  quand  le  coup  fut  faict  sa  première  pasleur 
Au  prix  de  la  seconde  estoit  vive  couleur  : 
Ses  cheveux  vers  le  Ciel  hérissez  en  furie. 
Le  grincement  de  dents  en  sa  bouche  flestrie, 
L'œil  sourcillant  de  peur  descouvroit  son  ennuy  : 
Il  avoit  peur  de  tout,  tout  avoit  peur  de  luy  : 
Car  le  Ciel  s'affubloit  du  manteau  d'une  nue 
Si  tosl  que  le  transy  au  Ciel  tournoit  sa  veùe  ; 
S'il  fuioit  aux  déserts,  les  rochers  et  les  bois, 
Effrayez  abboyoient  au  son  de  ses  abbois. 
Sa  mort  ne  pût  avoir  de  mort  pour  recompense  : 
L'enfer  n'eut  point  de  morts  à  punir  cette  otTence, 
Mais  autant  que  de  jours  il  sentit  de  trespas  : 
Vif,  il  ne  vescut  point;  mort,  il  ne  mourut  pas. 
Il  fuit  d'effroy  transi,  troublé  tremblant  et  blesme. 
Il  fuit  de  tout  le  monde,  il  s'enfuit  de  soy-mesme  : 
Les  lieux  plus  asseurez  luy  estoit  des  hazards. 
Les  fueilles,  les  rameaux  et  les  fleurs  des  poignards, 
Les  plumes  de  son  lict  des  esguilles  picquantes, 
Ses  habits  plus  aysez  des  tenailles  serrantes, 
Son  eau  jus  de  ciguë,  et  son  pain  des  poizons; 
Ses  mains  le  menaçoient  de  fines  trahisons  : 


VENGEANCES  12 

Tout  image  de  mort  et  le  pis  de  sa  rage, 

C'est  qu'il  ceiclie  la  mort  et  n'en  void  ([ue  l'imnge  : 

De  quelqu'autre  Caïn  il  ciaignoit  la  fureur  : 

Il  fus  sans  compagnon  et  non  pas  sans  fra^feur  : 

Il  possedoit  le  monde,  et  non  une  asseurance; 

Il  estoit  seul  partout,  hors  mis  sa  conscience, 

Et  fut  marqué  au  front  afïin  qu'en  s'enfuiant 

Aucun  n'osast  tuer  ses  maux  en  le  tiiant. 

Meurtriers  de  vostre  sang,  appréhendez  ce  juge. 
Appréhendez  aussy  la  fureur  du  déluge. 
Superbes  esventez,  tiercelets  de  géants, 
Du  monde  espouvantaux,  vous  braves  de  ce  temps, 
Outrecuidez  galands,  ô  fols  à  qui  il  semble, 
En  regardant  le  Ciel,  que  le  Ciel  de  vous  tremble, 
Jadis  voz  compagnons,  compagnons  en  orgueil, 
(Car  vous  estes  moins  forts)  virent  venir  à  l'œil 
Leur  salaire  des  cieux  :  les  cieux  dont  les  vantailles. 
Sans  se  forcer  gagnoient  tant  de  rudes  batailles  : 
Babylon  qui  debvoit  mi-partir  les  hauts  cieux, 
Aller  baiser  la  lune  et  se  perdre  des  yeux 
Dans  la  voûte  du  ciel,  Babel  de  qui  les  langues 
Firent  en  mesme  jour  tant  de  sottes  harangues, 
Sa  hauteur  n'eust  servi,  ni  les  plus  forts  chasteaux, 
Ni  les  cèdres  gravis,  ni  les  monts  les  plus  hauts. 
L'eau  vint,  pas  après  pas,  combattre  leur  stature, 
Va  des  pieds  aux  genoux,  et  puis  à  la  ceinture. 
Le  sein  enflé  d'orgueil,  souspire  au  submerger; 
Ses  bras  roides,  meurtriers,  se  lassent  de  nager 


126  LES    TRAGIQ^UES 

Il  ne  reste  sur  l'eau  que  le  visage  blesme; 

La  mort  entre  dedans  la  bouche  qui  blasphème. 

Et  ce  pendant  que  l'eau  s'enfle  sur  les  enflez, 

En  un  petit  troupeau  les  petits  amassez 

Se  jouent  sur  la  mort,  pilotez  par  les  anges; 

Quand  les  géants  hurloient,  ne  chantoient  que  louanges, 

Disants  les  meschants  flots  qui,  en  exécutant 

La  sentence  du  Ciel,  s'en  vont  précipitant 

Les  géants  aux  enfers,  aux  abismes  les  noient 

Ceux-là  qui  aux  bas  lieux  ces  charongnes  convoient 

Sont  les  mesmes  qui  vont  dans  le  haut  se  mesler. 

Mettent  l'arche  et  les  siens  au  supresme  de  l'air, 

Laissent  la  nue  en  bas,  et  si  haut  les  attirent 

Qu'ils  vont  baiser  le  ciel,  le  ciel  où  ils  aspirent. 

Dieu  fit  en  son  courroux  pleuvoir  des  mesmes  cieux. 
Comme  un  déluge  d'eaux,  ua  déluge  de  feux  : 
Cet  arsenal  d'en  haut,  où  logent  de  la  guerre 
Les  célestes  outils,  couvrit  toute  la  terre 
D'artifices  de  feu,  pour  punir  des  humains. 
Par  le  feu  le  plus  net,  les  péchez  plus  vilains. 
Un  pays  abbruty,  plein  de  crimes  estranges, 
Vouloit,  après  tout  droict,  violer  jusqu'aux  anges  : 
Ils  pensoient  souiller  Dieu;  ces  hommes  des-reiglez 
Pour  un  aveugle  feu  moururent  aveuglez  ; 
Contr'eux  s'esmeut  la  terre  encore  non  esmeùe, 
Si  tost  qu'elle  eut  appris  sa  leçon  de  la  nue  : 
Elle  fondit  en  soy  et  cracha  en  un  lieu. 
Pour  marquer  à  jamais  la  vengeance  de  Dieu. 


VENGEANCES 


127 


Un  lac,  de  son  bourbier,  là  mit,  à  la  mesme  lieuie, 
La  mer  par  ses  conduits  ce  qu'elle  avoit  d'ordure, 
Et,  pour  faire  sentir  la  mesme  ire  de  l'air, 
Les  oyseaux  tombent  morts  quand  ils  pensent  voler 
Sur  ces  noires  vapeurs,  dont  l'espaisse  fumée 
Monstre  l'ire  céleste  encores  allumée. 

Venez,  célestes  feux,  courez,  feux  éternels, 
Volez;  ceux  de  Sodome  oncques  ne  furent  tels  : 
Au  jour  du  jugement  ils  lèveront  la  face 
Pour  condamner  le  mal  du  siècle  qui  les  passe, 
D'un  siècle  plus  infect;  notamment  il  est  dit 
Que  Dieu  de  leurs  péchez  tout  le  comble  attendit- 
Empuantissez  l'air,  ô  vengeances  célestes. 
De  poizons,  de  venins  et  de  volantes  pestes. 
Soleil,  baille  ton  char  aux  jeunes  Phaëtons, 
N'anime  rien  çà  bas,  si  ce  n'est  des  Pythons  ; 
Vent,  ne  purge  plus  l'air;  brize,  renverse,  escraze, 
Noie  au  lieu  d'arrouser,  sans  eschaufîer  embraze. 
Nos  péchez  sont  au  comble  et,  jusqu'au  ciel  montez, 
Pardessus  le  boisseau  versent  de  tous  costez. 
Terre,  qui  sur  ton  dos  porte  à  peine  noz  peines. 
Change  en  cendre  et  en  os  tant  de  fc-rtiles  plaines, 
En  bourbe  noz  gazons,  noz  plaisirs  en  horreurs. 
En  souphre  nos  guerets,  en  charongne  noz  fleurs. 
Déluges,  retournez,  vous  pourrez  par  vostre  onde 
Noier,  non  pas  laver,  les  ordures  du  monde. 

Mais  ce  fut  vous  encor,  ô  justicieres  eaux. 
Qui  sceustes  distinguer  les  lions  des  agneaux  : 


128  LES    TRAGIQUES 

Mojse  Pespiouva,  qui  pour  arche  seconde, 
En  un  tissu  de  jonc  se  joua  dessus  l'onde. 
E-Uix,  qui  devinstes  sang  et  changeastes  de  lieu, 
Eaux,  qui  oyez   très-clair  quand  on  parle  de  Dieu, 
Ce  fut  vous,  puis  après  lorsque  les  maladies. 
Les  gresles  et  les  poux  et  les  bestes  choisies 
Pour  de  petits  moyens  abbattre  les  plus  grands, 
Quand  la  peste,  l'obscur  et  les  échecs  sanglants 
De  l'ange  foudroiant  n'eurent  mis  repentance 
Aux  cœurs  des  Pharaons  poursuivans  l'innocence. 
Ce  fut  vous,  sainctes  eaux,  eaux  qui  fîstes  de  vous 
Un  pont  pour  les  agneaux,  un  piège  pour  les  loups. 

Les  hommes  sont  plus  sourds  à  entendre  la  voix 
Du  Seigneur  des  seigneurs,  du  Monarque  des  rois, 
Que  la  terre  n'est  dure  et  n'est  sourde  à  se  fendre 
Pour  dans  ses  gouffres  noirs  les  faux  parjures  prendre. 
Le  feu  est  bien  plus  prompt  à  partir  de  son  lieu 
Pour  mettre  à  rien  le  rien  des  rebelles  à  Dieu. 
Dathan  et  Abiron  donnèrent  tesmoignage 
De  leur  obéissance  et  de  leur  prompt  ouvrage. 
L'air  fut  obéissant  à  changer  ses  douceurs 
En  poizon  respirée  aux  braves  ravisseurs 
De  la  chère  alliance;  et  Dieu  en  toute  sorte 
Par  tous  les  éléments  a  monstre  sa  main  forte. 

Quoi,  mesme  les  démons,  quoi  que  grinçants  les  dents, 
^A  la  voix  du  grand  Dieu  logèrent  au  dedans 
De  Saûl  enragé  :  quelles  rouges  tenailles 
Sent  telles  que  l'enfer  qui  fut  en  ses  entrailles? 


VENGEANCES  129 

Princes,  un  tel  enfer  est  logé  dedans  vous, 
Quand  un  cœur  de  caillou  d'un  fusil  de  courroux 
Vous  faict  persécuter  d'une  haine  mutine 
Vos  David  trioniphans  de  la  gent  philistine. 
Absalon,  qui  faisoit  délices  de  cheveux 
Par  eux  enorgueilly,  et  puis  pendu  par  eux. 
Et  son  Achitofel,  renommé  en  prudence, 
Par  elle  s'est  acquis  une  infâme  potence. 

Dans  le  champ  de  Naboth,  Achaz  montre  à  son  rang 
Que  tout  sang  va  tirant  après  soi  d'autre  sang; 
Jezabel  marche  après,  et  de  près  le  veut  suivre, 
Brusiante  en  soif  de  sang,  encor  qu'elle  en  fut  yvre; 
Jezabel,  vif  miroir  des  âmes  de  noz  grands, 
Pourtraict  des  coups  du  ciel,  salaire  des  tyrans. 
Flambeau  de  ton  pais,  piège  de  la  noblesse, 
Peste  des  braves  cœurs,  que  servit  ta  finesse, 
Tes  ruzes,  tes  conseils  et  tes  tours  florentins? 
Les  chiens  se  sont  saoulez  des  superbes  tetins 
Que  tu  enflois  d'orgueil,  et  celte  gorge  unie. 
Et  cette  tendre  peau  fut  des  mastins  la  vie. 
De  ton  sein  sans  pitié  ce  chaud  cœur  fut  ravi, 
Luy  qui  n'avoit  esté  de  meurtres  assouvy. 
A  faict  crever  les  chiens  :  de  ton  fiel  le  carnage 
Aux  chiens  osta  la  faim  et  leur  donna  la  rage  : 
Vivante,  tu  n'avois  aymé  que  le  combat  ; 
Morte,  tu  attisois  encores  du  débat 
Entre  les  chiens  grondans  qui  donnoyent  des  batailles 
Aux  butins  dissipez  de  tes  vives  entrailles; 

Les  Tragiques.  —  T.  11.  17 


i3o  LES    TRAGIQUES 

Le  dernier  appareil  de  ta  feinte  beauté 
Mit  l'horreur  sur  le  front,  et  fut  précipité, 
Aussy  bien  que  ton  corps,  de  ton  haut  édifice, 
Ton  ame  et  ton  estât,  d'un  mesme  précipice. 

Quand  le  baston  qui  sert  pour  attiser  le  feu 
Travaille  à  son  mestier,  il  brusle  peu  à  peu: 
Il  vient  si  noir,  si  court,  qu'il  n'y  a  plus  de  prise. 
On  le  jette  en  la  braize  et  un  autre  Pattise. 
Athalia  suivit  le  train  de  cette-ci. 
Elle  attisa  le  feu  et  fut  bruslée  aussy. 

Après,  de  ce  troupeau  je  sacre  à  la  mémoire 
L'effroyable  discours,  la  véritable  histoire. 
De  cet  arbre  eslevé,  refoullé  par  les  cieux, 
De  qui  les  rameaux  longs  s'estendoient  ombrageux 
D'orient  au  couchant,  du  midy  à  la  bize  : 
La  terre  large  estoit  en  son  ombre  comprise. 
Et  fut  ce  pavillon  de  superbes  rameaux 
Des  bestes  le  grand  parc,  le  grand  nid  des  oiseaux; 
Ce  tronc  est  esbranché,  ce  monstre  est  mis  à  terre; 
Ce  qui  logeoit  dedans  misérablement  erre 
Sans  logis,  sans  retraitte:  un  roy  victorieux. 
De  cent  princes  l'idoUe,  enflammé,  glorieux, 
Ne  connoissant  plus  rien  digne  de  sa  conqueste, 
Levoit  contre  le  ciel  son  orgueilleuse  teste. 
Dieu  ne  daigna  lancer  un  des  mortels  esclats 
De  ses  foudres  volans,  mais  ploya  contre-bas. 
Ce  visage  eslevé  ;  ce  triomphant  visage 
Perdit  la  forme  d'homme  et  de  l'homme  l'usase. 


VENGEANCES  i3i 

Noz  petits  geanlcaux,  par  vanité,  piir  vœux, 

Font  un  bizarre  orgueil  d'ongles  et  de  cheveux, 

Et  Dieu  sur  celtuy-cy,  pour  une  peine  dure, 

Mit  les  ongles  crochus  et  la  grand  chevelure. 

Apprenez  de  lui,  rois,  princes  et  potentats, 

Quelle  peine  a  le  ciel  à  briser  voz  estais. 

Ce  roy  n'est  donc  plus  roy,  de  prince  il  n'est  plus  prince  ; 

Un  désert  solitaire  est  toute  sa  province; 

De  noble  il  n'est  plus  noble,  et  en  un  seul  moment 

L'homme  des  hommes  roy  n'est  homme  seulement; 

Son  palais  est  le  souil  d'une  puante  boue, 

La  fange  est  l'oreiller  parfumé  pour  sa  joue; 

Ses  chantres,  les  crapaux,  compagnons  de  son  lict. 

Qui  de  cris  enrouez  le  tourmentent  la  nuict; 

Ses  vaisseaux  d'or  ouvrez  furent  les  ordes  fentes 

Des  rochers  serpenteux,  son  vin  les  eaux  puantes; 

Les  faisans,  qu'on  faisoit  galopper  de  si  loin, 

Furent  les  glands  amers,  la  racine  et  le  foin  ; 

Les  orages  du  ciel  roullent  sur  la  peau  nue; 

Il  n'a  daix,  pavillon  ni  tente  que  la  nue. 

Les  loups  en  ont  pitié;  il  est  de  leur  troupeau, 

Et  il  envie  en  eux  la  durté  de  la  peau, 

Au  bois  oii,  pour  plaisir,  il  se  mettoit  en  queste, 

Pour  se  jouer  au  sang  d'une  innocente  beste, 

Chasseur,  il  est  chassé;  il  fit  fuir,  il  fuit; 

Tel  qu'il  a  poursuivi  maintenant  le  poursuit. 

Il  fut  roy  abbruty,  il  n'est  plus  rien  en  somme  * 

Il  n'est  homme  ne  beste  et  craint  la  beste  et  l'homme; 


i32  LESTRAGIQ.UES 

Son  ame  raisonnable  inaisonnable  fut. 
Dieu  refit  ceste  beste  un  roy  quand  il  luy  pleust. 
Merveilleux  jugement  et  merveilleuse  grâce 
De  Toster  de  son  lieu,  le  remettre  en  sa  place  ! 

Le  doigt  qui  escrivit,  devant  les  yeux  du  filz 
De  ce  roy  abesti,  que  Dieu  avoit  prefix 
Ses  vices  et  ses  jours,  sceust  l'advenir  escrire, 
Luy-mesme  exécutant  ce  qu'il  avoit  peu  dire. 

O  tyrans,  apprenez,  voyez,  résolvez-vous 
Que  rien  n'est  difficille  au  céleste  courroux; 
Apprenez,  abbatus,  que  le  Dieu  favorable 
Qui  verse  l'eslevé  hausse  le  misérable; 
Qui  faict  fondre  dans  l'air  d'un  Cherub  Ie"pouvoir, 
De  qui  on  sent  le  fer  et  la  main  sans  la  voir; 
L'œil  d'un  Sennacherib  void  la  lame  enflammée 
Qui  faict  en  se  jouant  un  hachis  d'une  armée; 
Que  c'est  celuy  qui  faict,  par  secrets  jugements, 
Vaincre  Ester  en  mespris  les  favoris  Amans  : 
Sur  le  sueil  de  la  mort  et  de  la  boucherie, 
La  chetifve  récent  le  throsne  avec  la  vie; 
L'autre,  mignon  d'un  Roy,  tout  à  coup  s'est  trouvé 
Enlevé  au  gibet  qu'il  avoit  eslevé, 
Comme  le  fol  malin  journellement  appreste 
Pour  la  teste  d'autruy  ce  qui  frappe  sa  teste. 

Ainsy  le'doigt  de  Dieu  avoit  coupé  les  doigis 
D'un  Adonibesec  qui  a  septante  roys. 
11  les  avoit  tranchez;  j'ay  laissé  les  vengeances 
Que  ce  doigt  exerça  par  les  foibles  puissances 


VENGEANCES  |3ÃŽ 

Des  femmes,  des  enfants,  des  valets  desreiglez, 
Des  Gedeons  choisis,  des  Samsons  aveuglez; 
Le  desespoir  d'Antioch  et  sa  prompte  charogne. 
Mon  vol  impétueux  d'un  long  désir  s'eslogne 
A  la  seconde  Eglise,  et  l'outrageuse  main 
Que  dès  lors  fit  sortir  le  grand  siège  Romain. 

Sortez,  persécuteurs  de  l'Eglise  première, 
Et  marchez  enchaînez  au  pied  de  la  bannière 
De  l'agneau  triomphant;  vos  sourcils  indomptez, 
Voz  fronts,  voz  cœurs  si  durs,  ces  fieres  majestez, 
Du  Lion  de  Juda  honorent  la  mémoire, 
Traisnez  au  chariot  de  l'immortelle  gloire. 

Hausse  du  bas  enfer  l'aigreur  de  tes  accents. 
Hurle,  en  grinçant  des  dents,  des  enfants  innocents 
Herode  le  boucher;  levé  la  main  impuie 
Vers  le  ciel,  du  profond  de  ta  demeure  obscure; 
Aujourd'huy,  comme  toy,  les  abusez  tyrans 
Pour  blesser  l'Eternel  massacrent  ses  enfants, 
Et  sont  imitateurs  de  !a  forcenerie. 
Qui  pensois  ployer  Dieu  parmy  la  boucherie, 
Les  cheveux  arrachez,  les  effroyables  cris 
Des  mères  qui  pressoient  à  leur  sein  leurs  petits. 
Ces  petits  bras  liez  aux  gorges  de  leurs  mères, 
Les  tragicques  horreurs  et  les  raisons  des  pères. 
Les  voix  non  encor  voix,  bramantes  en  tous  lieux. 
Ne  sonnoient  la  pitié  dans  leurs  cœurs  impiteux. 
Des  tueurs  résolus  point  ne  furent  ouyes 
Ces  petites  raisons  qui  demandoienc  leurs  vies 


j34  les    tragiques 

Ainsy  qu'elles  sçavoient;  quand  ils  tendoient  leurs  mains, 

Ces  menottes  monstroient  par  signe  aux   inhumains, 

Cela  n'a  point  péché,  cette  main  n'a  ravie 

Jamais  le  bien,  jamais  rançon,  jamais  la  vie. 

Mais  ce  cœur  sans  oreille  et  ce  sein  endurcy 

Que  l'humaine  pitié,  que  la  tendre  mercy 

N'avoient  sceu  transpercer,  fut  transpercé  d'angoisses  : 

Ses  cris,  ses  hurlemens,  son  soucy,  ses  addresses 

Ne  servirent  de  rien.  Ces  indomptez  esprits. 

Qui  n'oyoient  point  crier,  en  vain  jettent  des  cris. 

Il  fit  tuer  son  fîlz  et  par  luy  fut  esteinte 

Sa  noblesse,  de  peur  qu'il  ne  mourut  sans  plainte. 

Sa  douleur  fut  sans  pair.  L'autre  Herode,  Antipas, 

Après  ses  cruautez  et  avant  son  trespas. 

Souffrit  l'exil,  la  honte,  une  crainte  Caïne, 

La  pauvreté,  la  fuitte  et  la  fureur  divine. 

Puis  le  tiers  triomphant,  eslevé  sur  le  haut 
D'un  peuple  adorateur  et  d'un  brave  eschaffaut 
Au  poinct  que  l'on  cria  :  O  voix  de  Dieu,  non  d'homme  ! 
Un  gros  de  vers  et  poux  l'attaque  et  le  consomme. 
La  terre  qui  eut  honte  esventa  tous  les  creux 
Où  elle  avoit  les  vers;  l'air  luy  creva  les  yeux; 
Luy-mesme  se  pourrit  et  sa  peau  fut  changée 
En  bestes,  dont  la  chair  de  dessoubs  fut  mangée; 
Et  comme  les  démons,  d'un  organe  enroué, 
Ont  le  sainct  et  sauveur  par  contrainte  advoué, 
Celtuy-cy  s'escria  au  fonds  de  ses  misères  : 
«  Voicy  celuy  que  Dieu  vous  adoriez  nagueres.   » 


VENGEANCES  IÃŽ5 

Somme,  au  lieu  de  ce  corps  idolâtré  de  tous 
Demeurent  ses  habits,  un  gros  amas  de  poux, 
Tout  regrouille  de  vers,  le  peuple  esmeut  s'eslogne  : 
On  adoroit  un  roy,  on  fuit  une  charogne. 

Charognes  de  Tyrans,  balancez  en  haut  lieu, 
Fantaslicques  rivaux  de  la  gloire  de  Dieu, 
Que  ferez-vous  des  mains,  puis  que  voz  foibles  veûes 
Ne  sceurent  oncq  passer  la  région  des  niies  ? 
Vous  ne  disposez  pas,  magnificques  mocqueurs, 
Ni  de  voz  beaux  esprits,  ni  de  voz  braves  cœurs; 
Ces  dons  ne  sont  que  prests,que  Dieu  tient  parlalonge; 
Si  vous  en  abusez,  vous  n'en  usez  qu'en  songe. 
Quand  l'orgueil  va  devant,  suivez-le  bien  à  l'œil, 
Vous  verrez  la  ruine  aux  talons  de  l'orgueil. 
Vous  estes  tous  subjects,  ainsy  que  nous  le  sommes, 
A  repaistre  les  vers  des  délices  des  hommes. 
Paul,  pape  incestueux,  premier  inquisiteur, 
S'est  veu  mangé  des  vers,  salle  persécuteur, 
Philippe,  incestueux  et  meurtrier,  cette  peste 
T'en  veut,  puis  qu'elle  en  veut  au  parricide  inceste. 

Néron,  tu  mis  en  poudre  et  en  cendre  et  en  sang 
Le  vénérable  front  et  la  gloire  et  le  flanc 
De  ton  vieux  précepteur,  ta  patrie  et  ta  mère, 
Trois  que  ton  destin  fit  avorter  en  vipère. 
Chasser  le  docte  esprit  par  qui  tu  fus  sçavant, 
Mettre  en  cendre  ta  ville,  et  puis  la  cendre  au  vent; 
Arracher  la  matrice  à  qui  tu  doibs  la  vie. 
Tu  debvois  à  ces  trois  la  vie  aux  trois  ravie, 


l36  LES    TRAGldUES 

Miroûer  de  cruauté,  duquel  l'infâme  nom 

Retentira  cruel,  quand  on  dira  Neion. 

Homme  tu  ne  tus  poinct  à  qui  l'avoit  faict  homme; 

Tu  ne  fus  pas  Romain  envers  ta  belle  Rome  ; 

Dont  l'ame  tu  reçeus  l'ame  tu  fis  sortir. 

Si  ton  sens  ne  sentoit,  le  sang  debvoit  sentir. 

Mais  ton  cœur  put  vouloir,  et  put  ta  main  meurtrière 

Tuer,  brusler,  meurtrir  précepteur,  ville  et  mère. 

Bourreau  de  tes  amis,  du  meurtre  seul  amy, 

Ta  mort  n'a  sceu  trouver  amy  ni  ennemy  : 

Il  fallut  que  ta  main  à  ta  fureur  extresme, 

Après  tout  violé,  te  violast  toy-mesme. 

Domitian  morgueur,  qui  pris  plaisir  à  voir 
Combien  la  cruauté  peut  contre  Dieu  pouvoir, 
Quand  tu  oyois  gémir  le  peuple  pito)'able, 
Spectateur  des  mourants,  tu  ridois,  effroyable, 
Les  sillons  de  ton  front  ;  tu  fronçois  les  sourcils 
Aux  yeux  de  ta  fureur;  les  visages  transis 
Laissoient  là  le  supplice,  et  les  tremblantes  faces 
Adoroient  la  terreur  de  tes  fieres  grimaces. 
Subtil,  tu  desrobois  la  pitié  par  la  peur. 
On  te  nommoit  le  Dieu,  le  souverain  Seigneur! 
Où  fut  ta  déité,  quand  tu  te  vids,  infâme, 
Dejetté  par  les  tiens,  condamné  par  ta  femme, 
Ton  visage  foulé  des  pieds  de  tes  valets? 
Le  peuple  despouilla  tes  superbes  palais 
De  tes  infâmes  noms,  et  ta  bouche  et  ta  joue 
Et  l'œil  adoré  n'eut  de  tombeau  que  la  boue. 


VENGEANCES 


•Î7 


Tu  sautois  de  plaisir,  Adiian,  une  fois, 
A  remplir  de  chrestiens  jusqu'à  dix  mille  croix; 
Dix  mille  croix  après,  dessus  ton  cœur  plantées, 
Te  firent  souhaiiter  les  peines  inventées: 
Sanglant,  ton  sang  coula  ;  tu  recerchas  en  vain 
Les  moyens  de  finir  les  douleurs  par  ta  main; 
Tu  criois,  on  rioit  ;  la  pitié  t'abandonne; 
Nul  ne  t'en  avoit  faict,  tu  n'en  fis  à  personne. 
Sans  plus,  on  délaissa  les  ongles  à  ta  peau  ; 
Altéré  de  poizon,  tu  manquas  de  couteau; 
On  laissa  dessus  toy  jouer  la  maladie, 
On  refusa  la  mort  ainsy  que  toy  la  vie. 

Sévère  fut  en  tout  successeur  d'Adrian, 
En  forfaict  et  en  mort.  Après,  Herminian, 
Armé  contre  le  ciel,  sentit  en  mesme  sorte 
La  vermine  d'Herode  encore  n'estre  morte. 
Périssant  mi-mangé,  de  son  dernier  trespas 
Les  propos  les  derniers  furent  :  «  Ne  dictes  pas 
La  façon  de  mes  maux  à  ceux  qui  Christ  advoûent; 
Que  Dieu,  mon  ennemy,  mes  ennemis  ne  louent.  » 

Tyrans,  vous  dresserez  sinon  au  Ciel  les  yeux, 
Au  moins  l'air  sentira  heiisser  voz  cheveux. 
Si  quelqu'un  d'entre  vous  à  quelque  heure  contemple 
Du  vieux  Valerian  le  spécieux  exemple, 
N'agueres  empereur  d'un  empire  si  beau, 
Aussy  tost  marchepied,  le  fangeux  escabeau 
Du  Perse  Saporez.  Quand  cet  abominable 
Avoit  sa  face  en  bas,  au  montoûer  de  l'estable, 

i8 


i38  LES    TRAGIQ.UES 

Se  souvenoit-il  point  qu'il  avoit  tant  de  fois 

Des  chrestiens  prosternez  mesprisé  tant  de  voix  ; 

Que  son  front  eslevé,  si  voisin  de  la  terre, 

Contre  le  filz  de  Dieu  avoit  osé  la  guerre  ; 

Que  ses  mains,  ores  pieds,  n'avoient  faict  leur  devoir 

Lors  qu'elles  emploioient  contre  Dieu  leur  pouvoir  ? 

Princes,  qui  maniez  dedans  vos  mains  impures 
Au  lieu  de  la  justice  une  fange  d'ordures, 
Ou  qui,  s'il  faut  ouvrer  les  ploiez  dans  vos  seins, 
Voyez  de  quel  mestier  devindrent  ces  deux  mains  : 
Elles  changeoient  d'usage  en  traictant  l'injustice, 
La  justice  de  Dieu  a  changé  leur  office. 
Plus  luy  debvoit  peser  sang  sur  sang,  mal  sur  mal, 
Que  ce  roy  sur  son  dos  qui  montoit  à  cheval, 
Qui  en  fin  l'escorcha,  vif  le  despouillant,  comme 
Vif  il  fut  despoiiillé  des  sentiments  de  l'homme. 

Le  haut  Ciel  t'advertit,  pervers  Aurelian  ; 
Le  tonnerre  parla,  ô  Diocletian  ; 
Ce  trompette  enroué  de  l'etfroyant  tonnerre, 
Avant  vous  guerroier,  vous  dénonça  la  guerre; 
Ce  héraut  vous  troubla  et  ne  vous  changea  pas; 
II  vous  fit  chanceler,  mais  sans  tourner  vos  pas  ; 
Avant  que  se  vanger,  le  Ciel  cria  vengeance; 
Il  vous  causa  la  peur,  et  non  la  repentance. 

Aurelian  Iraictoit  les  hommes  comme  chiens  ; 
Ce  qu'il  fit  envers  Dieu,  il  le  receut  des  siens. 
Et  quel  prince  à  bon  droict  se  pourra  vanter  d'estre 
Mesconnu  par  les  siens,  s'il  mesconnoist  son  maistre? 


VENGEANCES  139 

Mesmes  mains  ont  meiiilry  et  servi  cettuy-cy. 
Le  second  fut  vaincu  d'un  trop  aident  soucy  ; 
L'impuissant  se  tua,  abbatu  de  la  rage 
De  n'avoir  peu  dompter  des  chrestiens  le  courage. 

Maximian,  les  feux  de  vingt  mille  enfermez, 
La  ville  et  les  bourgeois  en  un  tas  consumez 
Firent  un  si  grand  feu  que  l'espaisse  fumée 
Dans  les  nareaux  de  Dieu  esmeut  l'ire  enflammée  : 
Des  citoyens  meurtris  la  charongne  et  les  corps 
Empuantirent  tout  de  l'amas  de  ces  morts, 
L'air  estant  corrompu  te  corrompit  l'haleine, 
Et  le  flanc  respirant  la  vengeance  inhumaine  : 
Ta  puanteur  chassa  les  amis  au  besoing, 
Chassa  tes  serviteurs,  qui  fuirent  si  loing 
Que  nul  n'oioit  tes  cris,  et  faut  que  ta  main  torde 
L'infâme  nœud,  le  tour  d'une  villaine  corde. 

Aussy  puant  que  toi,  Maximin  frauduleux, 
Forgeur  de  fausse  paix,  sentit  saillir  des  yeux 
Sa  prunelle  eschappée,  et  commença  par  celle 
Qui  ne  vid  onc  pitié,  la  part  la  plus  cruelle  : 
La  première  périt,  on  saoula  de  poisons 
Le  cœur  qui  ne  fut  onc  saoulé  de  trahisons. 

Ces  bourreaux  furieux  eurent  des  mains  fumantes 
Du  sang  tiède  versé.  Mais  voicy  des  mains  lentes, 
Voicy  un  faux  meurtrier,  un  arsenic  si  blanc 
Qu'on  le  gousta  pour  sucre;  et  sans  tache  de  sang 
L'ingénieux  tyran,  de  qui  la  fraude  a  mise 
A  plus  d'extremitez  la  primitive  Eglise  : 


140  LESTRAGICLUES 

II  ne  tacha  de  sang  sa  robbe  ne  sa  main, 

Il  avoil  la  main  pure,  et  le  cœur  fut  si  plain 

De  meurtres  desrobez  ;  il  n'allumoit  les  flammes  : 

Ses  couteaux  et  ses  feux  n'attaquoient  que  les  âmes  : 

Il  n'attaquoit  les  corps,  mais  privoit  les  esprits 

De  pasture  de  vie  :  il  semoit  le  mespris 

Aux  plus  volages  cœurs,  estouffant  par  la  crainte 

La  saincte  deilé  dedans  les  cœurs  esteinte. 

Le  chevalier  du  ciel,  au  milieu  des  combats, 

Descendit  de  si  haut  pour  le  verser  à  bas. 

L'apostat  Julian  son  sang  fuitif  empoigne, 

Le  jette  vers  le  ciel  ;  l'air  de  cette  charongne 

Empoisonné  fuma  :  puis  l'infidelle  chien 

Cria  :  «  Je  suis  vaincu  par  toy,  Nazarien.  » 

Tu  n'as  eu  point  de  honte,  impudent  Libanie, 
De  donner  à  ton  Roy  tel  patron  pour  sa  vie, 
Exhaltant  et  nommant  cet  exemple  d'erreurs 
Des  philosophes  roy,  maistre  des  empereurs. 

Pacificques  meurtriers.  Dieu  descouvre  sa  guerre 
Et  ne  faict  comme  vous,  qui  cuidez  de  la  terre 
L'estouffer  sans  seigner,  et  de  traistres  appas 
Empoizonner  l'Eglise  et  ne  la  blesser  pas. 

Je  laisse  arrière-moy  les  actes  de  Commode 
Et  Valantinian,  qui,  de  pareille  mode. 
Dépouillèrent  sur  Christ  leurs  courroux  aveuglez; 
Pareils  en  morts,  tous  deux  par  valets  estranglez. 

Galerian  aussy  rongé  par  les  entrailles. 
Et  Decius,  qui  trouve  au  millieu  des  batailles 


VENGEANCES  141 

Un  Dieu  qui  avoit  pris  le  contraire  parti, 
Puis  le  gouffre  tout  prest  dont  il  fut  englouti. 

Je  laisse  encore  ceux  qu'un  faux  nom  catholicque 
A  logé  dans  Sion,  un  Zenon  Izaurique, 
Vif  enterré  des  siens  ;  Honorique  pervers, 
Qui  eschaulfoit  sa  mort  en  nourrissant  les  vers. 

Constant,  par  trop  constant  à  faire  la  doctrine 
D'Arius,  qui  versa  en  une  orde  latrine 
Ventre  et  vie  à  la  fois,  et  luy,  en  pareil  lieu. 
En  blasphèmes  pareils  creva  par  le  millieu. 
Tous  ceux-là  sont  péris  par  des  pestes  cachées 
Comme  ils  furent  aussy  des  pestes  embuschées, 
Que  le  Sinon  d'enfer  establit  par  moyens 
En  cheval  duratée,  au  rempart  des  Troyens. 

Quand  Satan  guerroyoit  d'une  ouverte  puissance 
Contre  le  monde  jeune  et  encor  en  enfance, 
Il  trompoit  cette  enfance, et  ses  traicts  moins  couverts 
A  ce  siècle  plus  fin  descouvroient  les  enfers 
Dès  la  première  veùe,  et  faut  que  la  malice 
D'un  plus  espais  manteau  cache  le  fond  du  vice. 

Nous  verrons  cy  après  les  effets  moins  sanglants, 
Mais  des  coups  bien  plus  lourds  et  bien  plus  violents, 
En  ce  troisiesme  rang  d'ennemis  de  l'Eglise, 
Masquans  leur  noir  couroux  d'une  douce  feintize, 
Satans  vestus  en  anges  et  serpents  enchanteurs, 
De  Julian  le  fin  subtils  imitateurs. 
Ils  n'ont  pas  trompé  Dieu  ;  leurs  frivolles  excuses, 
La  nuict  qui  les  couvroit,  les  frauduleuses  ruzes, 


I4ÃŽ  LESTRAGICLUES 

Leur  feinte  pieté  et  masque  ne  put  pas 

Rendre  seiche  leur  mort,  ni  heureux  leur  trespas. 

Il  faut  que  nous  voyons  si  les  hautes  vengeances 
S'endorment  au  giron  des  célestes  puissances, 
Et  si  (comme  jadis)  le  véritable  Dieu 
Distingua  du  gentil  son  héritage  hebrieu, 
S'il  sépare  aujourd'huy  par  les  marques  anciennes 
Des  troupes  de  l'enfer  Teslection  des  sienes. 

O  martyres  aimez  !  ô  douce  affection  ! 
Perpétuelle  marque  à  la  saincte  Sion, 
Tesmoignage  secret  que  l'Eglise  en  enfance 
Eut  au  front  et  au  sein,  à  sa  pauvre  naissance, 
Pour  choisir  du  troupeau  de  ses  bastardes  sœurs 
L'héritière  du  ciel  au  milieu  des  malheurs  ! 

Qui  a  leu  aux  romans  les  fatales  misères 
Des  enfants  exposez  de  peur  des  belles-meres, 
Nourris  par  les  forests,  gardez  par  les  mastins, 
A  qui  la  louve  ou  l'ourse  ont  porté  leurs  tetins. 
Et  les  pasteurs  après  du  laict  de  leurs  ouailles 
Nourrissent,  sans  sçavoir,  un  prince  et  des  merveilles? 
Au  milieu  des  trouppeaux  on  en  va  faire  choix, 
Le  valet  des  bergers  va  commander  aux  rois, 
Une  marque  en  la  peau  où  l'oracle  descouvre 
Dans  le  parc  des  brebis  l'héritier  du  grand  Louvre. 

Ainsy,  l'Eglise  ainsy  accouche  de  son  fruict; 
En  fuiant  aux  déserts  le  dragon  la  poursuit; 
L'enfant  chassé  des  rois  est  nourry  par  les  besles; 
Cet  enfant  brisera  de  ces  grands  roys  les  testes 


VENGEANCES  143 

Qui  l'ont  proscript,  banny,  outragé,  dejetté. 
Blessé,  chassé,  battu  de  faim,  de  pauvreté. 
Or  ne  t'advienne  point,  espouse  et  chère  Eglise, 
De  penser  contre  Christ  ce  que  dit  sur  Moyse 
La  simple  Sophora,  qui,  voiant  circoncir 
Ses  enfants,  estima  qu'on  les  vouloit  occir. 
Tu  es  mary  de  sang,  ce  dit  la  mère  folle. 
Téméraire  et  par  trop  blasphémante  parole  : 
Car  celte  effusion  qui  luy  desplaist  si  fort 
Est  arre  de  la  vie,  et  non  pas  de  la  mort. 

Venez  donc,  pauvreté,  faim,  fuiltes  et  blessures. 
Bannissements,  prison,  proscriptions,  injures; 
Vienne  l'heureuse  mort,  gage  pour  tout  jamais 
De  la  fin  de  la  guerre  et  de  la  douce  paix. 

Fuiez,  triomphes  vains,  la  richesse  et  la  gloire, 
Plaisirs,  prospérité,  insolente  victoire, 
O  pièges  dangereux  et  signes  évidents 
Des  ténèbres,  du  ver  et  grincements  de  dents! 

Entrons  dans  une  piste  et  plus  vive  et  plus  freisehe, 
Du  temps  qu'au  monde  impur  la  pureté  se  presche, 
Où  le  siècle  qui  court  nous  offre  et  va  contant 
Autant  de  cruautez,  des  jugements  autant 
Qu'aux  trois  mille  ans  premiers  de  l'enfance  du  monde, 
Qu'aux  quinze  cents  après  de  l'Eglise  seconde. 
Que  si  les  derniers  traicts  ne  semblent  à  noz  yeux 
Si  hors  du  naturel  et  si  malitieux 
Que  les  plus  eslognez,  voions  que  les  oracles 
Des  vives  voix  de  Dieu,  les  monstrueux  miracles 


144  LESTRAGICLUES 

N'ont  plus  esté  fréquents  dès  que  l'esprit  prit 
En  des  langues  de  feu  la  langue  de  l'Esprit. 
Si  les  pauvres  Juifs  les  eurent  en  grand  nombre, 
Très  apropos  à  eux,  qui  esperoient  en  ombre, 
Ces  ombres  profitoient;  nous  vivons  en  clarté, 
Et  à  l'œil  possédons  le  corps  de  vérité. 
Ou  soit  que  la  nature  en  jeunesse,  en  enfance. 
Fut  plus  propre  à  souffrir  le  change  ei  l'inconstance, 
Que  quand  ces  esprits  vieux,  moins  prompts,  moins  violent 
Jeunes,  n'avortoient  plus  d'accidents  insolents; 
Ou  soit  que  noz  esprits,  tous  abbrutis  de  vices, 
Les  malices  de  l'air  surpassent  en  malices. 
Ou  trop  meslez  au  corps,  ou  de  la  chair  trop  plains, 
Susceptibles  ne  soient  d'enthousiasmes  saincts. 
Encore  trouvons-nous  les  exprès  tesmoignages 
Que  Nature  ne  peut  avouer  pour  ouvrages  : 
Encore  le  chreslien  aura  icy  dedans 
Pour  chanter;  l'aiheiste  en  grincera  les  dents. 
Archevesque  Arondel,  qui  en  la  Cantorbie 
Voulus  tarir  le  cours  des  paroles  de  vie. 
Ton  sein  encontre  Dieu  enflé  d'orgueil  souffla, 
Ta  langue  blasphémante  encontre  Dieu  s'enfla  : 
Et,  lors  qu'à  vérité  le  chemin  elle  bousche, 
Au  pain  elle  ferma  le  chemin  et  la  bouche. 
Tu  fermois  le  passage  au  subtil  vent  de  Dieu, 
Le  vent  de  Dieu  passa,  le  tien  n'eut  point  de  lieu. 
Au  ravisseur  de  vie  à  ce  poinct  fut  ravie, 
Par  l'instrument  de  vivre,  et  l'une  et  l'autre  vie  : 


VENGEANCES  145 

L'Eglise  il  affama;  Dieu  lui  osta  le  pain. 

Voicy  d'autres  effects  d'une  bizarre  faim, 
L'affamé  qui  voulut  saouler  sa  brute  rage 
Du  nez  d'un  bon  pasteur,  l'arracher  du  visage, 
Le  casser  de  ses  dents  et  l'avaller  après, 
Fut  puni  comme  il  faut,  car  il  sortit  exprès 
Du  plus  secret  des  bois  un  loup  qui  du  visage 
Luy  arrache  le  nez  et  luy  cracha  la  rage  : 
Il  fut  seul  qui  sentit  la  vengeance  et  le  coup 
Et  qui  seul  irrita  la  fureur  de  ce  loup. 
C'est  faire  son  proffict  de  ces  leçons  nouvelles 
De  voir  que  tous  péchez  ont  les  vengeances  telles 
Que  mérite  le  faict,  et  que  les  jugements 
Dedans  nous,  contre  nous,  trouvent  les  instruments. 
De  voir  comme  Dieu  peint,  par  juste  analogie, 
Du  crayon  de  la  mort  les  couleurs  de  la  vie. 
Quand  le  comte  Fœlix  (nom  sans  félicité) 
De  colère  et  de  vin  yvre,  se  fut  vanté 
Qu'au  lendemain  ses  pieds,  prenants  couleurs  nouvelles, 
Rougiroient  les  esprons  dans  le  sang  des  fidelles. 
Dieu  entreprit  aussy  et  jura  à  son  rang  : 
Ce  sanglant  dès  la  nuict  estouffa  dans  son  sang. 

Le  stupide  Mesnier,  ministre  d'injustice, 
Tout  pareil  en  désirs,  sentit  pareil  supplice, 
Supplice  remarquable.  Et  pleust  au  juste  Dieu 
Ne  me  sentir  contrainct  d'attacher  en  ce  lieu 
Deux  semblables  pourtraicts  des  princes  de  notre  aage. 
Princes  qui  comme  jeu  ont  aymé  le  carnage. 

Les  Tragiques.  —  T.  II.  19 


1^6  LES    TRAGIQ^UES 

Encontre  qui  Paris  et  Anvers  tous  sanglants 
Solicitent  le  ciel  de  courroux  violents. 
Leur  rouge  mort  auss_y  fut  marque  de  leur  vie. 
Leur  puante  charongne  et  l'air  empuantie 
Partagèrent  sortants  de  l'impudicque  flanc 
Une  mer  de  forfaicts  et  un  fleuve  de  sang. 

Aussy  bien  qu'Adrian,  aux  morts  ils  s'esjouirent; 
Comme  Maximian,  aux  villes  ils  permirent 
Le  sac  :  leur  sang  coula  ainsi  que  d'Adrian. 
Ils  ont  eu  des  parfums  du  faux  Maximian. 
Quel  songe  ou  vision  trouble  ma  fantaisie, 
A  prévoir  de  Paris  la  fange  cramoisie, 
Traîner  le  sang  d'un  roy  à  la  niercy  des  chiens, 
Roy  qui  eut  en  mespris  le  sang  versé  des  siens? 

Qui  veut  sçavoir  comment  la  vengeance  divine 
A  bien  sceu  où  dormoit  d'Herode  la  vermine 
Pour  en  persécuter  les  vers  persécuteurs, 
Qu'il  voye  le  tableau  d'un  des  inquisiteurs 
De  Merindol  en  feu.  Sa  barbarie  extrême 
Fut  en  horreur  aux  rois,  aux  persécuteurs  mesme. 
Il  fut  banny;  les  vers  suivirent  son  exil, 
Et  ne  put  inventer,  cest  inventeur  subtil. 
Armes  pour  empescher  cette  petitle  armée 
D'empoizonner  tout  l'air  de  puante  fumée; 
Ce  chasseur  dechassa  ses  compagnons  au  loing, 
Si  qu'un  seul  d'enterrer  ce  demi-mort  eut  soing, 
Luy  jetta  un  crochet  et  entraisna  le  reste, 
Des  diables  et  des  vers  allumettes  de  peste, 


VENGEANCES  147 

En  un  trou  :  la  tene  eut  lioneur  de  l'estoutTer, 
Cette  terre  à  regret  fut  son  premier  enfer, 
Ce  ver  sentit  les  vers.  La  vengeance  divine 
N'employa  seulement  les  vers  sur  la  vermine. 

Du-Prat  fui  le  gibier  des  mesmes  animaux  : 
Le  ver  qui  l'esveilloit,  qui  luy  contoit  ses  maux, 
Le  ver  qui  de  long-temps  picquoit  sa  conscience 
Produisit  tant  de  vers  qu'ils  percèrent  sa  panse, 

Voicy  un  ennemy  de  la  gloire  de  Dieu 
Qui  s'esleve  en  son  rang,  qui  occupe  ce  lieu  : 
L'Aubespin,  qui  premier,  d'une  ambition  folle, 
Cuida  fermer  le  cours  h  la  vive  parolle. 
Et  qui,  bridant  les  dents  par  des  baaillons  de  bois, 
Aux  mourans  refusa  le  soûlas  de  la  voix. 
Voyant  à  ses  costez  cette  petilte  armée 
Grouiller,  l'ire  de  Dieu,  en  son  corps  animée. 
Choisit  pour  ses  parrains  les  ongles  de  la  faim. 
Lié  par  ses  amis  de  l'une  et  l'autre  main, 
Comme  il  grinçoit  les  dents  contre  la  nourriture, 
Ses  amis  d'un  baaillon  en  firent  ouverture  ; 
Mais  avec  les  coulis  de  sa  gorge  coula 
Un  gros  amas  de  vers  qui  à  coup  l'estrangla. 
Le  céleste  courroux  luy  parut  au  visage. 
Nul  pour  le  deslier  n'eut  assez  de  courage  : 
Cliacun  trembla  d'Iiorreur  et  chacun  estonné 
Quitta  ce  baaillonneur  et  mort  et  baaillonné. 

Petits  soldats  de  Dieu,  vous  renaiitrez  encore 
Pour  destruire  bien  tost  quelque  prince  mi-more. 


148  LES    TRAGIQ_UES 

O  Roy,  mespris  du  ciel,  teneur  de  l'univers, 
Herodes  glorieux,  n'attens  rien  que  les  vers  ; 
Espagnol  iriumphant,  Dieu  vengeur  à  sa  gloire 
Peindra  de  vers  ton  corps,  de  mes  vers  ta  mémoire. 

Ceux  dont  le  cœur  brusloit  de  rages  au  dedans. 
Qui  couvoient  dans  leur  sein  tant  de  flambeaux  ardents 
En  attendant  le  feu  préparé  pour  leurs  âmes, 
Ces  enflammez  au  corps  ont  ressenly  des  flammes. 
Bellomente,  bruslant  des  infernaux  tisons. 
Eut  pour  jeu  les  procès,  pour  palais  les  prisons. 
Cachots  pour  cabinets,  pour  passe-temps  les  géhennes. 
Dans  les  crottons  obscurs,  au  contempler  des  peines. 
Aux  yeux  des  condamnez  il  prenoit  ses  repas  : 
Hors  le  seuil  de  la  geôle  il  ne  faisoit  un  pas. 
Le  jour  luy  fut  tardif  et  la  nuict  trop  haslive 
Pour  haster  les  procès  :  la  vengeance  tardive 
Contenta  sa  langueur  par  la  severiié. 
Un  petit  feu  l'atteint  par  une  extrémité. 
Et  au  bout  de  l'orteil  ;  ce  feu  estoit  visible. 
Cet  insensible  aux  pleurs  ne  fut  pas  insensible, 
Et  luy  tarda  bien  plus  que  cette  vive  ardeur 
N'eust  faict  le  long  chemin  du  pied  jusques  au  cœur 
Que  les  plus  longs  procès  longs  et  fâcheux  ne  furent  : 
Tous  les  membres,  de  rang,  ce  feu  vengeur  reçeurent. 
Ce  hastif  à  la  mort  se  mourut  peu  à  peu. 
Cet  ardent  au  brusler  fît  espreuve  du  feu 

Pour  un  péché  pareil,  mesme  peine  évidente 
Brusla  Pont-cher,  l'ardent  chef  de  la  chambre  ardente. 


VENGEANCES 


'49 


L'ardeur  de  celluy-cy  se  vid  venir  à  l'œil. 
La  mort  entre  le  cœur  et  le  bout  de  l'orteil 
Fit  sept  diveis  logis,  et  comme  par  tranchées 
Partage  l'assiégé  ;  ses  deux  jambes  haschées, 
Et  ses  cuisses  après  servirent  de  sept  forts; 
En  repoussant  la  mort,  il  endura  sept  morts. 

L'evesque  Castelan,  qui,  d'une  froideur  lente, 
Cachoit  un  cœur  bruslanl  de  haine  violente, 
Qui,  sans  colère,  usoit  de  flammes  et  de  fer, 
Qui  pour  dix  mille  morts  n'eust  daigné  s'eschauffer. 
Ce  fier  doux  en  propos,  cet  humble  de  col  roide, 
Jugeoit  au  feu  si  chaud  d'une  façon  si  froide  : 
L'une  moitié  de  luy  se  glaça  de  froideur, 
L'autre  moitié  fuma  d'une  mortelle  ardeur. 

Voyez  quels  justes  poids,  quelles  justes  balances 
Balancent  dans  les  mains  des  célestes  vengeances, 
Vengeances  qui  du  ciel  descendent  à  propos, 
Qui  entendent  du  ciel  qui  ouirent  les  mots 
De  l'imposteur  Picard,  duquel  à  la  semonce 
La  mort  courut  soudain  pour  luy  faire  response  : 
«  Vien,  mort,  vien^  prompte  mort  (ce  disoit  l'effronté), 
Si  j'ay  rien  prononcé  que  saincte  vérité, 
Venge  ou  approuve  Dieu,  le  faux  ou  véritable.  » 
La  mort  se  resveilla,  frappa  le  détestable 
Dans  la  chaire  d'erreur  :  quatre  mille  auditeurs, 
De  ce  grand  coup  du  ciel  abbrutis  spectateurs, 
N'eurent  pas  pour  ouir  de  fidelles  oreilles 
Et  n'eurent  des  vraysyeux  pour  en  voir  les  merveilles. 


i5o  LESTRAGICLUES 

Lambert,  inquisiteur,  ains)'  en  blasphémant 
Demeura  bouche  ouverte,  emporté  au  couvent, 
Fut  trouvé,  sans  sçavoir  l'autheur  du  faict  estrange, 
Aux  fossez  du  couvent  noyé  dedans  la  fange. 
Maint  exemple  me  cerche,  et  je  ne  cerche  pas 
Mille  nouvelles  morts,  mille  estranges  trespas 
De  noz  persécuteurs;  ces  exemples  m'ennuient, 
Ils  poursuivent  mes  vers  et  mes  yeux  qui  les  fuient. 

Je  suis  importuné  de  dire  comme  Dieu 
Aux  rois,  aux  ducs,  aux  chefs,  de  leur  camp  au  millieu. 
Rendit,  exerça,  fît  droict,  vengeance  et  merveille, 
Crevant, poussant,  frappant  l'œil,  l'espaule  et  l'oreille; 
Mais  le  trop  long  discours  de  ces  notables  morts 
Me  faict  laisser  à  part  ces  vengeances  des  corps, 
Pour  m'envoier  plus  haut  et  voir  ceux  qu'en  ce  monde 
Dieu  a  voulu  arrer  de  la  peine  seconde  : 
De  qui  l'esprit  frappé  de  la  rigueur  de  Dieu 
Desja  sentit  l'enfer  au  partir  de  ce  lieu. 
La  justice  de  Dieu  par  voi  s  sera  louée, 
Vous  donnerez  à  Dieu  vo.tre  voix  enrouée, 
Démons  désespérez,  par  qui,  victorieux. 
Le  cruel  desespoir  fut  vainqueur  dessus  eux 
Le  desespoir,  le  plus  des  peines  éternelles 
Ennemy  de  la  foy,  vainquit  les  infidelles. 

Le  Rhosne  en  a  sonné,  alors  qu'en  hurlements 
Renialme  et  Revêt  desgorgeoient  leurs  tourments. 
»  J'ay  (dict  l'un)  condamné  le  sang  et  l'innocence.  » 
Ce  n'estoit  repentir,  c'estoit  une  sentence 


VENGEANCES  i5i 

Qu'il  piononçoit  enflé  et  gros  de  mesme  esprit 
Du  démon  qui,  par  force,  avoua  Jesus-Christ. 

Ce  mesme  esprit,  preschant  en  la  publicque  chaire, 
Fit  escrier  Latome  à  sa  fureur  dernière  : 
«  Le  grand  Dieu  m'a  frappé  en  ce  publicque  lieu, 
Moy  qui  publicquement  blasphemois  contre  Dieu.  » 

Noz  yeux  mesmes  ont  veu,  en  ces  derniers  orages, 
Où  cet  esprit  immonde  a  semé  de  ses  rages. 
C'est  luy  qui  a  ravy  le  sens  aux  insolents, 
A  Bezihy,  Cosseins,  à  Tavanes  sanglants; 
Le  premier  de  ces  trois  a  galoppé  la  France 
Monstrant  ses  mains  au  ciel,  bourrelles  d'innocence  : 
«  Voicy  (ce  disoit-ii)  l'esclave  d'un  bourreau 
Qui  a  sur  les  agneaux  desployé  son  couteau  : 
Mon  ame  pour  jamais  en  sa  mémoire  tremble, 
L'horreur  et  la  pitié  la  deschirent  ensemble.  » 

Le  second  fut  frappé  aux  murs  des  Rochelois. 
On  a  caché  le  fruict  de  ses  dernières  voix  : 
La  vérité  pressée  a  trouvé  la  lumière. 
Car  on  n'a  peu  celer  sa  sentence  dernière  : 
Du  style  du  premier,  et  pour  mesme  action 
Il  prononça  mourant  sa  condamnation. 

Le  tiers,  qui  fut  cinquiesme  au  conseil  des  coulpables, 
Bavoit  plus  abbruty  :  il  a  semé  ses  fables 
A  Tentour  de  Paris,  et  le  changement  d'air 
Ne  le  faisant  jamais  qu'en  condamné  parler. 
Il  fut  lié,  mais  plus  géhenne  de  conscience, 
Satan  fut  son  conseil,  l'enfer  son  espérance. 


i52  LESTRAGldUES 

Le  cardinal  Polus,  plein  de  mesnie  démons, 
Fut  jadis  le  miiouer  de  ces  trois  compagnons. 
Nous  en  sçavons  plusieurs  que  nos  honteuses  veùes 
Ont  veus  nuds  et  bavans  et  liurlans  par  les  riies, 
Prophètes  de  leur  mort,  confesseurs  de  leurs  maux. 
De  nostres  presageurs  enseignements  très-beaux. 

Il  ne  faut  point  penser  que  vers,  couteaux  ni  flammes 
Soient  tels  que  les  flambeaux  qui  attacquoient  les  âmes. 
Rien  n'est  si  grand  que  l'ame,  il  est  très-évident 
Qu'à  l'esgard  du  subject  s'augmente  l'accident, 
Comme,  selon  le  bois,  la  flamme  est  perdurable. 
Ces  barbares  avoient  au  lieu  d'une  ame  un  diable, 
Duquel  la  bouche  plaine  a  par  force  annoncé 
Les  crimes  de  leurs  mains,  le  sang  des  bons  versé, 
Le  desespoir  minant  qui  leur  tient  compagnie. 
Rongeant  cœur  et  cerveau  jusqu'en  fin  de  la  vie. 

Que  tu  viens  à  regret,  charlatan  Florentin, 
Qui  de  France  as  sucé  puis  mordu  le  tetin, 
Comme  un  cancer  mangeur  et  meurtrier  insensible, 
Un  cancer  de  sept  ans,  à  toj,  aux  tiens  horrible, 
T'oste  esprit,  sens  et  sang  ;  un  traistre  et  lent  effort, 
Traiste,  lent,  te  faisant  charongne  avant  ta  mort, 
Empuanty  de  toy,  et  t'atteint  la  vengeance 
Au  poinct  qui  donna  trefve  au  repos  de  la  France. 
Excellente  duchesse,  icy  la  vérité 
A  forcé  les  liens  de  la  proximité, 
Dans  mon  sein  allié  tu  as  versé  tes  plaintes 
Du  malheur  domesticque,  qui  ne  seroient  esteintes, 


VENGEANCES  i5î 

Non  plus  que  la  clameur  qui  donna  gloire  ;\  Dieu, 
Lors  que  le  condamné  publia  par  adveu 
Qu'en  luy,  cinquiesme  autheur  de  l'inicque  journée, 
La  vengeance  de  Dieu  s'en  alloit  terminée. 

Mais  voicy  les  derniers  sur  lesquels  on  a  veu 
Du  Dieu  fort  et  jaloux  le  courroux  plus  esmeu, 
Quand  de  ses  jugements  les  principes  terribles 
A  ces  coeurs  endurcis  se  sont  rendus  visibles. 

Crescence,  cardinal,  qui  à  ton  pourmenoir 
Te  vis  accompagné  du  funèbre  chien  noir, 
Chien  qu'on  ne  put  chasser,  tu  conneusce  chien  mesme 
Qui  t'abbajoit  au  cœur  de  rage  si  extresme 
Au  concile  de  Trente  :  et  ce  mesme  démon 
Dont  tu  ne  sçavois  pas  la  ruse,  bien  le  nom, 
Ce  chien  te  fil  prévoir,  non  pourvoir  à  ta  perte  ; 
Ta  maladie  fut  en  santé  descouverte  ; 
Il  ne  te  quitta  plus  du  jour  qu'il  t'eust  faict  voir 
Ton  mal,  le  mal  la  mort,  la  mort  le  desespoir. 

Je  me  haste  à  porter  dans  le  fond  de  ce  temple 
D'Olivier,  chancelier,  le  tableau  et  l'exemple  : 
Cettu_y-cy,  visité  du  cardinal  sans  pair. 
Sans  pair  en  trahison,  sentit  saillir  d'enfer 
Les  hostes  de  Saiil  ou  du  cardinal  mesme, 
Quand  son  corps,  plus  changé  que  n'estoit  la  mort  blesme, 
Ce  corps  sec,  si  caduc  qu'il  ne  levoit  la  main 
De  l'estomach  au  front,  aussy  tost  qu'il  fut  plain 
Des  dons  du  cardinal,  du  bas  jusques  au  feste 
Enlevoit  les  talons  aussy-tost  que  la  teste, 

20 


i54  LES    TRAGIQUES 

Tomboit,  se  lediessoit,  mit  en  pièces  son  lict, 
S'escria  de  deux  voix  :  «  O  cardinal  maudit, 
Tu  nous  fais  tous  damner!  »  Et,  à  cette  parolle, 
Cette  peste  s'en  va  et  cette  ame  s'envolle. 

Cette  force  inconnue  et  ces  bonds  violents 
Eurent  mesme  moteur  que  ces  grands  mouvements 
Que  sent  encore  la  France,  ou  que  ceux  qui  parurent 
Quand  dans  ce  cardinal  tous  les  diables  moururent* 
Au  moins  eussent  plustost  supporté  le  tombeau 
Que  de  perdre  en  ce  monde  un  organe  si  beau  : 
On  a  celé  sa  mort  et  caché  la  fumée 
Que  ce  puant  flambeau  de  la  France  allumée, 
Esteint,  aura  rendu  ;  mais  le  courroux  des  Cieux 
Donna  de  ce  spectacle  une  idée  à  nos  yeux. 
L'air,  noirci  de  démons  ainsy  que  de  nuages, 
Creva  des  quatre  parts  d'impétueux  orages  ; 
Les  vents,  les  postillons  de  l'ire  du  grand  Dieu, 
Troublez  de  cet  esprit,  retroublerent  tout  lieu  ; 
Les  déluges  espaiz  des  larmes  de  la  France 
Rendirent  l'air  tout  eau  de  leur  noire  abondance, 
Cest  esprit  boutte-feu,  au  bondir  de  ces  lieux, 
De  foudres  et  d'esdairs  mit  le  feu  dans  les  cieux. 
De  l'enfer  tout  fumeux  la  porte  desserrée 
A  celuy  qui  l'emplit  prépara  cette  entrée; 
La  terre  s'en  creva,  la  mer  enfla  ses  monts, 
Ses  monts  et  non  ses  flots,  pour  couler  par  ses  fonds 
Mille  morts  aux  enfers,  comme  si  par  ses  vies 
Satan  goustoit  encor  des  vieilles  inferies 


VENGEANCES  i55 

Dont  l'odeur  lui  plaisoit,  quand  les  anciens  Romains 
Sacrifioient  l'humain  aux  cendres  des  humains. 
La  terre  en  triompha,  l'air  et  la  terre  et  l'onde 
Refaisant  le  cahos  qui  fut  avant  le  monde. 
Le  combat  des  démons  à  ce  butin  fut  tel 
Que  des  chiens  la  curée  au  corps  de  Jezabel, 
Ou  d'un  prince  françois  qui,  d'un  clas  de  la  sorte. 
Fit  sonner  le  maillet  de  l'infernalle  porte. 

Scribes,  qui  demandez  aux  tesmoignages  saincts 
Qu'ils  fascinent  voz  yeux  de  voz  miracles  feints, 
Si  vous  pouvez  user  des  yeux  et  des  oreilles, 
Voyez  ces  monstres  hauts,  entendez  ces  merveilles. 
Y  a-il  rien  commun  ?  Trouvez-vous  de  ces  tours 
De  la  sage  nature  en  l'ordinaire  cours? 

Le  meurtrier  sent  le  meurtre,  et  le  paillard  attise 
En  son  sang  le  venin  fruict  de  sa  paillardise  ; 
L'irrité  contre  Dieu  est  frappé  de  courroux  ; 
Les  eslevez  d'orgueil  sont  abbatus  de  poux  ; 
Dieu  frappe  de  frayeur  le  fendant  téméraire. 
De  feu  le  boutte-feu,  de  sang  le  sanguinaire. 
Trouvez-vous  ces  raisons  en  la  chaisne  du  sort, 
Telle  proportion  de  la  vie  à  la  mort  ? 
Est-il  vicissitude  ou  fortune  qui  puisse 
Fausse  et  folle  trouver  si  à  poinct  la  justice  ? 
Tels  jugements  sont-ilz  d'un  esgaré  cerveau 
A  qui  voz  peintres  font  un  ignorant  bandeau  ? 
Sont-ce  là  des  arrests  d'une  femme  qui  roulle  ' 

Sans  yeux,  au  gré  des  vents,  sur  l'inconstante  boullé  : 


i56  LESTRAGIQ.UES 

Troubler  tout  l'univers  pour  ceux  qui  l'ont  troublé  : 
D'un  diable  emplir  le  corps  d'un  esprit  endiablé  ; 
A  qui  espère  au  mal  arracher  l'espérance  ; 
Aux  prudents  contre  Dieu  la  vie  et  la  prudence  ; 
Oster  la  voix  à  ceux  qui  blasphemoient  si  fort  ; 
S'ils  adjuroient  la  mort  leur  envoyer  la  mort  ; 
Trancher  ceux  à  morceaux  qui  detranchoient  l'Eglise; 
Aux  exquis  inventeurs  donner  la  peine  exquise  ; 
Frapper  les  froids  meschants  d'une  froide  langueur; 
Embrazer  les  ardents  d'une  bouillante  ardeur; 
Brider  ceux  qui  bridoient  la  louange  divine; 
La  vermine  du  puits  estouffer  de  vermine; 
Rendre  dedans  le  sang  les  sanglants  submergez, 
Livrer  le  loup  au  loup,  le  fol  aux  enragez; 
Pour  celui  qui  enfloit  le  cours  d'une  harangue 
Contre  Dieu,  l'estouffer  d'une  enflure  de  langue? 

J'ay  crainte,  mon  lecteur,  que  tes  esprits,  lassez 
De  mes  tragicques  sens,  ayent  dict  :  C'est  assez! 
Certes,  ce  seroit  trop  si  noz  ameres  plaintes 
Vous  contoient  des  romans  les  charmeresses  feintes. 
Je  n'escris  point  à  vous,  enfants  de  vanité, 
Mais  recevez  de  moi,  enfants  de  vérité, 
Ainsy  qu'en  un  faisceau  les  terreurs  demi-vives, 
Testaments  d'Antioch,  repentances  tardives, 
Le  sçavoir  prophané,  les  souspirs  de  Spera 
Qui  sentit  ses  forfaicts  et  s'en  désespéra  ; 
Ceux  qui,  dans  Orléans,  sans  chiens  et  sans  morsures, 
Furent  frappez  de  rage,  à  qui  les  mains  impures 


VENGEANCES 


.57 


Des  pères,  mères,  sœurs  et  frères  et  tuteurs 

Ont  apporté  la  fin,  tristes  exécuteurs  ; 

De  Lizet  l'orgueilleux  la  rude  ignominie, 

De  luy,  de  son  Simon  la  mortelle  manie, 

La  lèpre  de  Romma  et  celle  qu'un  plus  grand 

Pour  les  siens  et  pour  soy  perpétuelle  prend  ; 

Le  despoir  des  Morins,  dont  l'un  à  mort  se  blesse, 

Les  foyers  de  Ruzé  et  de  Faye  d'Espesse. 

Icy  le  haut  tonnant  sa  voix  grosse  hors  met, 
Et  guerre,  et  soulphre  et  feu  sur  la  guerre  transmet, 
Faict  la  charge  sonner  par  l'airain  du  tonnerre. 
Il  a  la  mort,  l'enfer,  souldoyez  pour  sa  guerre  ; 
Monté  dessus  le  dos  des  Chérubins  mouvans. 
Il  vole  droict,  guindé  sur  les  aisles  des  vents. 
Un  temps,  de  sor»  Eglise  il  soustint  l'innocence, 
Ne  marchant  qu'au  secours,  et  non  à  la  vengeance; 
Ores  aux  derniers  temps  et  aux  plus  rudes  jours, 
Il  marche  à  la  vengeance,  et  non  plus  au  secours. 


JUGEMENT 


LIVRE    SEPTIÈME 


JUGEMENT 


AissE  donc,  Eternel,  tes  hauts  d'eux  pour  descend 
Fiappe  les  monts  cornus,  fais-les  fumer  et  fend 
Loge  le  pasle  effroy,  la  damnable  terreur, 
Dans  le  sein  qui  te  hait  et  qui  loge  l'erreur; 
Donne  aux  foibles  agneaux  la  salutaire  crainte. 
La  crainte,  et  non  la  peur,  rende  la  peur  esteinle. 
Pour  me  faire  instrument  à  ces  etfects  divers, 
Donne  force  à  ma  voix,  efficace  à  mes  vers; 
A  celui  qui  t'advoùe,  ou  bien  qui  te  renonce. 
Porte  l'heur  ou  malheur,  l'arrest  que  je  prononce. 

Pour  néant  nous  semons,  nous  arrousons  en  vain, 
Si  l'esprit  de  vertu  ne  porte  dans  sa  main 

Les   Tragiques    —  T.  II.  2t 


i62  LES    TRAGIQ_UES 

L'heuieux  accroissement.  Pour  les  hautes  merveilles, 
Les  Pharaons  ferrez  n'ont  point  d'yeux,  ni  d'oreilles, 
Mais  Paul  et  ses  pareils  à  la  splendeur  d'en  haut 
Prennent  l'estonnement  pour  changer  comme  il  faut. 
Dieu  veut  que  son  image  en  nos  cœurs  soit  emprainie, 
Estre  craint  par  amour,  et  non  aimé  par  crainte; 
Il  hait  la  pasle  peur  d'esclaves  fugitifs, 
Il  ajme  ses  enfants  amoureux  et  craintifs. 

Qui  seront  les  premiers  sur  lesquels  il  desploye 
Ce  pacquet  à  malheur  ou  à  parfaicte  joye? 
Je  viens  à  vous,  des  deux  fidelle  messager, 
De  la  géhenne  sans  fin  à  qui  ne  veut  changer. 
Et  à  qui  m'entendra,  comme  Paul  Ananie, 
Ambassadeur  portant  et  la  veûe  et  la  vie. 

A  vous  la  vie,  à  vous  qui  pour  Christ  la  perdez, 
Et  qui,  en  la  perdant,  très  seure  la  rendez, 
La  mettez  en  lieu  fort,  imprenable,  en  bonn'ombre, 
N'attachans  la  victoire  et  le  succez  au  nombre; 
A  vous,  soldats  sans  peur,  qui  presque  en  toutes  parts 
Voyez  vos  compagnons  par  la  frayeur  esparts, 
Ou,  par  l'espoir  de  l'or,  les  fréquentes  révoltes, 
Satan  qui  prend  l'yvroye  et  en  faict  ses  récoltes. 
Dieu  tient  son  van  trieur  pour  mettre  l'aire  en  poinct 
Et  consumer  l'esteule  au  feu  qui  ne  meurt  point. 
Ceux  qui  à  l'eau  d'Oreb  feront  leur  ventre  boire 
Ne  seront  point  choisis  compagnons  de  victoire. 
Le  Gedeon  du  Ciel,  que  ses  frères  voulaient 
Mettre  aux  mains  des  tyrans  alors  qu'ils  les  fouloient. 


JUGEMENT 


i6î 


Destruisant  par  sa  mort  un  angelicqu'ouvrage, 

A)'mant5  mieux  estre  serfs  que  suivre  un  haut  courage  ; 

Le  grand  Jerobaal  n'en  tria  que  trois  cents, 

Prenant  les  diligents  pour  dompter  les  puissants, 

Vainqueur  maugré  les  siens,  qui  par  poltronnerie 

Refusoient  à  son  heur  l'assistance  et  la  vie. 

Quand  vous  verrez  encor  les  asservis  mastins 

Dire  :   «  Nous  sommes  serfs  des  princes  philistins  », 

Vendre  à  leurs  ennemis  leurs  Sansons  et  leurs  braves, 

Sortez  trois  cents  choisis  et  de  cœurs  non  esclaves. 

Sans  conter  Israël,  lappez  en  haste  l'eau, 

Et  Madian  sera  deffaict  par  son  couteau. 

Là  trente  mille  avaient  osté  l'air  à  vos  faces  : 

A  vos  fronts  triomphants  ils  vont  quitter  leur  place. 

Vos  grands  vous  estouffoient,  magnanimes  guerriers  ; 

Vous  lèverez  en  haut  la  cime  à  vos  lauriers. 

Du  fertil  champ  d'honneur  Dieu  cercle  ses  espines 

Pour  en  faire  succer  l'humeur  à  vos  racines. 

Si  mesmes  de  vos  troncs  vous  voyez  assécher 

Les  rameaux  vos  germains,  c'est  qu'ils  souloient  cacher 

Et  vos  fleurs,  et  vos  fruicts,  et  vos  branches  plus  vertes, 

Qui  plus  rempliront  l'air  estant  plus  descouveries. 

Telle  est  du  sacré  mont  la  génération 
Qui  au  sein  de  Jacob  met  son  affection. 
Le  jour  s'approche  auquel  auront  ses  débonnaires 
Fermes  prosperitez,  victoires  ordinaires; 
Voire  dedans  leurs  licts  il  faudra  qu'on  les  oye 
S'esgayer  en  chantant  de  tressaillante  joye. 


164  LES    TRAGIQUES 

Hz  auront  tout  d'un  temps  à  la  bouche  leurs  chants, 
Et  porteront  au  poing  un  glaive  à  deux  tranchants 
Pour  fouller  à  leurs  pieds,  pour  destruire  et  deffaire 
Des  ennemis  de  Dieu  la  canaille  adversaire, 
Voire  pour  empongner  et  mener  prisonniers 
Les  empereurs,  les  roys  et  princes  les  plus  fiers, 
Les  mettre  aux  ceps,  aux  fers,  punir  leur  arrogance 
Par  les  effects  sanglants  d'une  juste  vengeance; 
Si  que  ton  pied  vainqueur  tout  entier  baignera 
Dans  le  sang  qui  du  meurtre  à  tas  regorgera, 
Et  dedans  le  canal  de  la  tuerie  extresme 
Les  chiens  se  gorgeront  du  sang  de  leur  chef  mesme. 

Je  retourne  à  la  gauche,  ô  esclaves  tondus  ! 
Aux  diables  faux  marchands  et  pour  néant  vendus. 
Vous  leur  avez  vendu,  livré,  donné  en  proye. 
Ame,  sang,  vie,  honneur!  Où  en  est  la  monnoye? 

Je  vous  voy  là  cachez,  vous  que  la  peur  de  mort 
A  faict  si  mal  choisir  l'abysme  pour  le  port 
Vous  dans  l'esprit  desquels  une  frivolle  crainte 
A  la  crainte  de  Dieu  et  de  l'enfer  esteinte, 
Que  l'or  faux,  l'honneur  vain,  les  serviles  estats 
Ont  rendu  révoltez,  parjures,  apostats; 
De  qui  les  genoux  las,  les  inconstances  molles, 
Ploient  au  gré  des  vents  aux  pieds  de  leurs  idolles 
Les  uns,  qui  de  souspirs  montrent  ouvertement 
Que  le  fourneau  du  sein  est  enflé  de  tourment; 
Les  autres,  devenus  stupides  par  usance, 
Font  dormir,  sans  tuer,  la  pasle  conscience, 


JUGEMENT  i65 

Qui  se  resveille  et  met,  forte  par  son  repos, 
Ses  aiguillons  crochus  dans  les  moelles  des  os. 
Maquignons  de  Satan,  qui,  par  espoirs  et  craintes, 
Par  feintes  pietez  et  par  charitez  feintes, 
Diligents  charlatans,  pipez  et  maniez 
Noz  rebelles  fuitifs,  non  excommuniez. 
Vous  vous  esjouissez,  estants  retraicts  des  vices 
Et  puants  excréments.  Gardez  nos  immondices, 
Nos  rongneuses  brebis,  les  pestes  du  troupeau, 
Ou  galles  que  l'Eglise  arrache  de  sa  peau. 

Je  vous  en  veux  à  vous,  apostats  dégénères. 
Qui  léchez  le  sang  frais  tout  fumant  de  vos  pères 
Sur  les  pieds  des  tueurs  ;  serfs  qui  avez  servy 
Les  bras  qui  ont  la  vie  à  voz  pères  ravy. 
Voz  pères  sortiront  des  tombeaux  effroyables  ; 
Leurs  images  au  moins  paroisiront  vénérables 
A  vos  sens  abbattus,  et  vous  verrez  le  sang 
Qui  mesle  sur  leurs  chefs  les  touffes  de  poil  blanc, 
Du  poil  blanc  hérissé  de  vos  poltronneries; 
Ces  morts  reprocheront  le  présent  de  vos  vies. 
En  lavant,  pour  disner  avec  ces  inhumains, 
Ces  pères  saisiront  vos  inutiles  mains 
En  disant  :    «  Voy-tu  pas  que  tes  mains  fainéantes 
Lavent  soubz  celles-là  qui,  de  mon  sang  gouttantes, 
Se  purgent  dessus  toy  et  versent  mon  courroux 
Sur  ta  vilaine  peau,  qui  se  lave  dessous? 
Ceux  qui  ont  retranché  les  honteuses  parties. 
Les  oreilles,  les  nez,  en  triomphe  des  vies. 


i66  LESTRAGIQ^UES 

En  ont  faict  les  cordons  des  infâmes  chappeaux, 

Les  enfans  de  ceux-là  caressent  tels  bourreaux! 

O  esclave  coquin!  celuy  que  tu  salues 

De  ce  puant  chappeau  espouvante  les  rues 

Et  te  salue  en  serf  :  un  esclave  de  cœur 

N'achepteroit  sa  vie  à  tant  de  deshonneur. 

Fais  pour  ton  père,  au  moins,  ce  que  fit  pour  son  maistre 

Un  serf  (mais  vieux  Romain),  qui  se  fit  mesconnoistre 

De  coups  en  son  visage,  et  puis  si  bel  effort 

De  venger  son  Posthume  avec  si  belle  mort!  » 

Vous  armez  contre  nous,  vous  aymez  mieux  la  vie 
Et  devenir  bourreaux  de  vostre  compagnie  ; 
Vilains  marchands  de  vous,  qui  avez  mis  à  prix 
Le  libre  respirer  de  vos  puants  esprits; 
Assassins  pour  du  pain,  meurtriers  pasles  et  blesmes, 
Couppe-jarets,  bourreaux  d'autruy  et  de  vous-mesmes. 
Vous  cerchez  de  l'honneur,  parricides  bastards  : 
Or,  courez  aux  assauts  et  volez  aux  hazards; 
Vous  baverez  en  vin  le  vin  de  vos  bravades  ; 
Cerchez,  gladiateurs,  en  vain  les  estocades; 
Vous  n'auriez  plus  d'honneur,  n'osant  vous  ressentir 
Ou  d'un  soufflet  reçeu  ou  d'un  seul  démentir. 
Desmentir  ne  soufflet  ne  sont  tel  vitupère 
Que  d'estre  le  valet  du  bourreau  de  son  père. 
Vos  pères  ont  changé  en  retraicts  les  hauts  lieux, 
Ils  ont  foulé  aux  pieds  l'hostie  et  les  faux  dieux  : 
Vous  apprendrez,  valets,  en  honteuse  vieillesse, 
A  chanter  au  lestrain  et  respondre  à  la  messe. 


JUGEMENT  167 

Trois  Bourbons,  autrefois  de  Rome  la  teneur, 
Pourroient-ils  voir  du  ciel,  sans  ire  et  sans  horreur, 
Leur  ingrat  successeur  quitter  leur  trace  et  estre 
Rinceur  de  la  caneite,  humble  valet  d'un  prestre, 
Luy  retordre  la  queiie,  et  d'un  cierge  porté 
Faire  amende  honorable  à  Satan  redouté? 
Que  dirois-tu,  Bourbon,  de  ta  race  honteuse? 
Tu  dirois,  je  le  sçay,  que  l'engeance  est  doubteuse. 
Ils  ressusciteront,  ces  pères  triomphants; 
Vous  ressusciterez,  détestables  enfants  : 
Et  honteux,  condamnez,  sans  fuittes  ni  refuges. 
Vos  pères  de  ce  temps  alors  seront  vos  juges. 
Vray  est  que  les  tyrans,  avec  inicque  soing. 
Vous  mirent  à  leurs  pieds,  en  rejettant  au  loing 
La  véritable  voix  de  tous  clients  fidelles. 
Avec  art  vous  privant  de  leurs  seures  nouvelles, 
Ils  vous  ont  empesché  d'apprendre  que  Louys, 
Et  comment  il  mourut  pour  Christ  et  son  pais; 
Ils  vous  ont  desrobé  de  vos  ayeuls  la  gloire, 
Imbu  vostre  berceau  de  fables  pour  histoire, 
Choisi,  pour  vous  former  en  moines  et  cagots 
Ou  des  galands  sans  Dieu,  ou  des  pedans  bigots. 
Princes  qui,  vomissans  la  salutaire  grâce. 
Tournez  au  ciel  le  dos  et  à  l'enfer  la  face; 
Qui,  pour  régner  icy,  esclaves  vous  rendez, 
Sans  mesurer  le  gain  à  ce  que  vous  perdez. 
Vous  faictes  esclatter  aux  temples  voz  musicques, 
Vostre  cheute  fera  huiler  voz  domesticques; 


i68  LES    TRAGiaUES 

Au  jour  de  vostre  change  on  vous  pare  de  blanc, 
Au  jour  de  son  courroux  Dieu  vous  couvre  de  sang. 
Vous  avez  pris  le  ply  d'atheistes  prophanes, 
Aymé  pour  paradis  les  pompes  courtisanes; 
Nourris  du  laict  d'esclave,  ainsy  assubjectis, 
Le  sens  vainquis!  le  sang  et  vous  fit  abbrutis. 

Ainsy  de  Scanderbeg  l'enfance  lut  ravie 
Soubs  de  tels  précepteurs,  sa  nature  asservie 
En  un  serrail  coquin  ;  de  délices  friand, 
II  huma  pour  son  laict  la  grandeur  d'Orient; 
Par  la  voix  des  muphtis  on  emplit  ses  oreilles 
Des  faicts  de  Mahomet  et  miracles  des  vieilles; 
Mais  le  bon  sens  vainquit  l'illusion  des  sens, 
Luy  faisant  mespriser  tant  d'arborez  croissans 
(Les  armes  qui  faisoient  courber  toute   la  terre), 
Pour  au  grand  empereur  oser  faire  la  guerre 
Par  un  petit  troupeau  ruiné  et  mal  en  poinct; 
Se  fit  le  chef  de  ceux  qu'il  ne  connoissoit  point. 
De  là  tant  de  combats,  tant  de  faicts,  tant  de  gloire. 
Que  chacun  les  peut  lire,  et  nul  ne  les  peut  croire. 
Le  ciel  n'est  plus  si  riche  à  noz  nativitez. 
Il  ne  nous  départ  plus  de  generositez, 
Ou  bien  nous  trouverions  de  ces  engeances  hautes. 
Si  les  maistres  du  siècle  y  faisoient  moins  de  fautes. 
Ces  œufs  en  un  nid  ponds,  en  un  autre  couvez, 
Se  trouvent  œufs  d'aspic  quand  ils  sont  esprouvez  ; 
Plus  tost  ne  sont  esdos  que  ces  mortels  vipères 
Fichent  l'ingrat  fisson  dans  le  sein  de  faux  pères, 


JUGEMENT 


169 


Ou  c'est  que  le  règne  est  à  servir  condamné, 
Ennemy  de  vertu  et  d'elle  abandonné. 
Quand  le  terme  est  esclieu  des  divines  justices, 
Les  cœurs  abastardis  sont  infectez  de  vices: 
Dieu  frappe  le  dedans,  oste  premièrement 
Et  retire  le  don  de  leur  entendement; 
Puis,  sur  le  coup  qu'il  veut  nous  livrer  en  servage, 
Il  faict  fondre  le  cœur  et  sécher  le  courage. 

Or  cependant  voicy  que  promet  seurement, 
Comme  petits  pourtraicts  du  futur  jugement, 
L'Eternel  aux  meschants,  et  sa  colère  ferme 
N'oublie,  ains  par  rigueur  se  payera  du  terme. 
Il  n'y  a  rien  du  mien  ni  de  l'homme  en  ce  lieu. 
Voicy  les  propres  mots  des  organes  de  Dieu  : 

«  Vous  qui  persécutez  par  fer  mon  héritage, 
Vos  flancs  ressentiront  le  prix  de  vostre  ouvrage  : 
Car  je  vous  frapperai  d'espais  aveuglements. 
De  playes  de  l'Egypte  et  de  forcenements. 
Princes  qui  commettez  contre  moy  felonnie, 
Je  vous  arracheray  le  sceptre  avant  la  vie; 
Vos  filles  se  vendront  à  vos  yeux  impuissants, 
On  les  violera;  leurs  efîroys  languissants 
De  vos  bras  enferrez  n'auront  point  d'assistance. 
Vos  valets  vous  vendront  à  la  brute  puissance 
De  l'avare  achepteur,  pour  tirer  en  sueurs 
De  vos  corps  goutte  à  goutte  autant  ou  plus  de  pleurs 
Que  vos  commandements  n'en  ont  versé  par  terre. 
Vermisseaux  impuissants,  vous  m'avez  faict  la  guerre, 


170  LES    TRAGIQ^UES 

Vos  mains  ont  chastié  la  famille  de  Dieu, 

O  verges  de  mon  peuple  !  et  vous  irez  au  feu. 

Vous,  barbares  citez,  quittez  le  nom  de  France 

Attendants  les  esprits  de  la  haute  vengeance  : 

Vous  qui  de  Taux  parfums  enfumastes  Leté, 

Qui  de  si  bas  avez  pu  le  ciel  irriter, 

Il  faut  que  ces  vengeurs  en  vous  justice  rendent, 

Que  pour  les  recevoir  vos  murailles  se  fendent 

Et  comme  en  Hiericho  vos  bastions  soient  mis 

En  poudre  aux  yeux,  aux  voix  des  braves  ennemis. 

Vous,  sanglantes  citez  (Sodomes  aveuglées). 

Qui,  d'aveugles  courroux  contre  Dieu  desreiglées, 

N'avez  transy  d'horreur  aux  visages  transis, 

Puantes  de  la  chair,  du  sang  de  mes  occis.  » 

Entre  toutes,  Paris,  Dieu  en  son  cœur  imprime 
Tes  enfans  qui  crioient  sur  la  Hierosolyme, 
A  ce  funeste  jour  que  l'on  la  desiruisoit, 
L'Eternel  se  souvient  que  chacun  d'eux  disoit  : 
«  A  sac,  l'Eglise,  à  sac,  qu'elle  soit  embrazée 
«   Et  jusqu'au  dernier  pied  des  fondements  razée  ! 
Mais  tu  seras  un  jour  labourée  en  sillons, 
Babel,  où  l'on  verra  les  os  et  les  charbons, 
Reste  de  ton  palais  et  de  ton  marbre  en  cendre. 
Bien  heureux  l'estranger  qui  te  sçaura  bien  rendre 
La  rouge  cruauté  que  tu  as  sçeu  cercher; 
Juste  le  reistre  noir,  volant  pour  arracher 
Tes  enfans  acharnez  à  ta  mamelle  impure, 
Pour  les  froisseï"  brisez  contre  la  pierre  dure; 


JUGEMENT  171 

Maudit  sera  le  friiict  que  tu  liens  en  tes  bras, 
Dieu  maudira  du  ciel  ce  que  tu  béniras  : 
Puante  jusqu'au  ciel,  l'œil  de  Dieu   te  déteste, 
Il  attache  à  ton  dos  la  dévorante  peste 
Et  le  glaive  et  la  faim  dont  il  fera  mourir 
Ta  jeunesse  et  ton  nom  pour  tout  jamais  périr. 

Soubs  toy,  Hierusalem  meurtrière,  révoltée, 
Hierusalem  qui  es  Babel  ensanglantée, 
Comme  en  Hierusalem,  diverses  factions 
Doubleront  par  les  tiens  tes  persécutions; 
Comme  en  Hierusalem,  de  tes  portes  rebelles 
Tes  mutins  te  feront  prisons  et  citadelles; 
Ainsy  qu'en  elle  encor,  tes  bourgeois  affolez. 
Tes  bouttefeux,  prendront  le  faux  nom  de  zelez. 
Tu  mangeras,  comme  elle,  un  jour  la  chair  humaine, 
Tu  subiras  le  joug  pour  la  fin  de  ta  peine, 
Puis  tu  auras  repos:  ce  repos  sera  tel 
Que  reçoit  le  mourant  avant  l'accez  mortel. 
Juifs,  Parisiens,  très-justement  vous  estes; 
Comme  eux  traistres,  comme  eux  massacreurs  des  prophètes. 
Je  voy  courir  les  maux,  approcher  je  les  voy. 
Au  siège  languissant  par  la  main  de  ton  roy. 

Citez  yvres  de  sang  et  de  sang  altérées. 
Qui  avez  soif  de  sang  et  de  sang  enyvrées. 
Vous  sentirez  de  Dieu  l'espouvantable  main; 
Voz  terres  seront  fer,  et  vostre  ciel  d'airain  : 
Ciel  qui  au  lieu  de  pluye  envoyé  sang  et  poudre, 
Terre  de  qui  les  bleds  n'attendent  que  le  foudre. 


172  LES    TRAGIQUES 

Vous  ne  semez  que  vent  en  stériles  sillons, 
Vous  n'y  moissonnerez  que  volants  tourbillons 
Qui  à  voz  yeux  pleurants,  folle  et  vaine  canaille, 
Feront  pirouetter  les  esprits  et  la  paille. 
Ce  qui  en  restera  et  deviendra  du  grain 
D'une  bouche  estrangere  estanchera  la  faim  : 
Dieu  suscite  de  loing,  comme  une  espaisse  nue, 
Un  peuple  tout  sauvage,  une  gent  inconûe, 
Impudente  de  front,  qui  n'aura,  triomphant, 
Ni  respect  du  vieillard  ni  pitié  de  l'enfant, 
A  qui  ne  servira  la  piteuse  harangue. 
Tes  passions  n'auront  l'usage  de  la  langue: 
De  tes  faux  citoyens  les  détestables  corps 
Et  les  chefs  traineront  exposez  au  dehors  : 
Les  corbeaux  resjouis,  tous  gorgez  de  charogne, 
Ne  verront  à  l'entour  aucun  qui  les  eslogne  : 
Tes  ennemis  feront,  au  milieu  de  leur  camp. 
Foire  de  tes  plus  forts,  qui,  vendus  à  l'encan, 
Ne  seront  enchéris  :  aux  villes  assiégées. 
L'œil  hâve  et  affamé  des  femmes  enragées 
Regardera  la  chair  de  leurs  maris  aymez  ; 
Les  maris  forcenez  lanceront  affamez 
Les  regards  alouvis  sur  les  femmes  aimées, 
Et  les  deschireront  de  leurs  dents  affamées. 
Quoy  plus:  celles  qui  lors  en  deuil  enfanteront. 
Les  enfants  demi-nais  du  ventre  arracheront, 
Et  du  ventre  à  la  bouche,  affin  qu'elles  survivent. 
Porteront  l'avorton  et  les  peaux  qui  le  suivent. 


JUGEMENT  ijj 

Ce  sont  du  jugement  à  venir  quelques  traicts, 
De  l'enfer  préparez  les  débiles  pouriraicts  ; 
Ce  ne  sont  que  miroërs  des  peines  éternelles  : 
O  quels  seront  les  corps  dont  les  ombres  sont  telles! 

Atheistes  vaincus,  vostre  infidélité 
N'amusera  le  cours  de  la  Divinité  ; 
L'Eternel  jugera  et  les  corps  et  les  âmes, 
Les  bénits  à  la  gloire  et  les  autres  aux  flammes. 
Le  corps,  cause  du  mal,  complice  du  peclié. 
Des  verges  de  l'esprit  est  justement  touché  ; 
Il  est  cause  du  mal  :  du  juste  la  justice 
Ne  versera  sur  l'un  de  tous  deux  le  supplice. 
De  ce  corps  les  cinq  sens  ont  esmeu  les  désirs  ; 
Les  membres,  leurs  valets,  ont  servy  aux  plaisirs. 
Encor  plus  criminels  sont  ceux-là  qui  incitent. 
Or,  s'il  les  faut  punir,  il  faut  qu'ils  ressuscitent. 
Je  dis  plus,  que  la  chair  par  contagion  rend 
Violence  à  l'esprit,  qui  long-temps  la  deffend. 
Elle,  qui  de  raisons  son  ame  pille  et  prive, 
Il  faut  que  pour  sentir  la  peine  elle  revive. 

N'apportez  point  icy,  Saduciens  pervers, 
Les  corps  mangez  des  loups  :  qui  les  tire  des  vers 
Des  loups  les  tirera.  Si  on  demande  comme 
Un  homme  sortira  hors  de  la  chair  de  l'homme 
Qui  l'aura  dévoré,  quand  l'homme  parla  faim 
Aux  hommes  a  servi  de  viande  et  de  pain. 
En  vain  vous  avez  peur  que  la  chair  dévorée 
Soit  en  dispute  à  deux:  la  nature  ne  crée 


17+  LES    TRAG1Q.UES 

Nulle  confusion  parmy  les  éléments  ; 
Elle  sçait  distinguer  d'entre  les  excréments 
L'ordre  qu'elle  se  garde.  Ainsy,  elle  demande 
A  l'estomach  entière  et  pure  la  viande  : 
La  nourriture  impropre  est  sans  corruption 
Au  feu  de  l'estomach  par  l'indigestion, 
Et  Nature,  qui  est  grand  principe  de  vie, 
N'a-elle  le  pouvoir  qu'aura  la  maladie? 
Elle  qui  du  confus  de  tout  tempérament 
Faict  un  germe  parfaict  tiré  subtilement, 
Ne  peut-elle  choisir  de  la  grande  matière 
La  naissance  seconde  ainsj  que  la  première? 

Enfans  de  vanité,  qui  voulez  tout  poly, 
A  qui  le  style  sainct  ne  semble  assez  joly, 
Qui  voulez  tout  coulant  et  coulez  périssables 
Dans  l'éternel  oubly,  endurez  mes  vocables 
Longs  et  rudes  ;  et,  puis  que  les  oracles  saincts 
Ne  vous  esmeuvent  pas,  aux  philosophes  vains 
Vous  trouverez  encor,  en  doctrine  cachée, 
La  résurrection  par  leurs  escrits  preschée. 

Ils  ont  chanté  que  quand  les  esprits  bien-heureux, 
Par  la  voye  du  laict,  auront  faict  nouveaux  feux, 
Le  grand  moteur  fera,  par  ses  métamorphoses, 
Retourner  mesmes  corps  au  retour  de  leurs  causes. 
L'air,  qui  prend  de  nouveau  tousjours  de  nouveaux  corps, 
Pour  loger  les  derniers  met  les  premiers  dehors. 
Le  feu,  la  terre  et  l'eau  en  font  de  mesme  sorte. 
Le  départ  eslogné  de  la  matière  morte 


JUGEMENT 


.75 


Faict  son  rond  et  retourne  encor  en  mesme  lieu, 

Et  ce  tour  rend  tousjours  la  présence  de  Dieu. 

Ainsy  le  changement  ne  sera  la  fin  nostre  : 

II  nous  change  en  nous-mesme,  et  non  point  en  un  autre, 

Il  cerche  son  estât,  fin  de  son  action. 

Cest  au  second  repos  qu'est  la  perfection. 

Les  éléments  muants  en  leurs  rcigles  et  sortes, 

Rapellent,  sans  cesser,  les  créatures  mortes 

En  nouveaux  changements.  Le  but  et  le  plaisir 

N'est  pas  là,  car  changer  est  signe  de  désir. 

Mais,  quand  le  ciel  aura  achevé  la  mesure, 

Le  rond  de  tous  ses  ronds,  la  parfaicte  figure  ; 

Lors  que  son  encyclie  aura  parfaict  son  cours 

Et  ses  membres  unis  pour  la  fin  de  ses  tours, 

Rien  ne  s'engendrera  :  le  temps,  qui  tout  consomme. 

En  l'homme  amènera  ce  qui  fut  faict  de  l'homme. 

Lors  la  matière  aura  son  repos,  son  plaisir, 

La  fin  du  mouvement  et  la  fin  du  désir. 

Quant  à  tous  autres  corps  qui  ne  pourront  renaistre, 
Leur  estre  et  leur  estât  estoii  de  ne  plus  estre. 
L'homme,  seul  raisonnable,  eut  l'ame  de  raison; 
Cette  ame  unit  à  soy  d'entière  liaison 
Ce  corps  essentié  du  pur  de  la  nature,  ■  v 

Qui  doit  durer  autant  que  la  nature  dure. 
Les  corps  des  bestes  sont  de  nature  excrément. 
Desquels  elle  se  purge  et  dispose  autrement. 
Comme  matérielle  estant  leur  force,  et  pource 
Que  de  matière  elle  a  sa  puissance  et  sa  source,       \ 


J76  LES    TRAGIQ.UES 

Cette  puissance  mise  en  acte  par  le  corps 
Mais  l'ame  des  humains  toute  vient  du  dehors, 
Et  l'homme,  qui  raisonne  une  gloire  éternelle 
(Hoste  d'éternité),  se  fera  tel  comme  elle. 
L'ame,  toute  divine,  eut  inclination 
A  son  corps,  et  cette  ame  à  sa  perfection. 
Pourra  elle  manquer  de  ce  qu'elle  souhaitte, 
Oublier  ou  changer,  sans  se  faire  imparfaicte? 
Ce  principe  est  très-vray  que  l'instinct  naturel 
Ne  souffre  manquement  qui  soit  perpétuel. 
Quand  nous  considérons  l'airain  qui  s'achemine 
De  la  terre  bien  cuitte  en  métal,  de  la  mine 
Au  fourneau  ;  au  fourneau  on  l'affine  ;  l'ouvrier 
Le  meine  à  son  dessein  pour  fondre  un  chandelier. 
Nul  de  tous  ces  estats  n'est  la  fin,  sinon  celle 
Qu'avoit  l'entrepreneur  pour  but  en  sa  cervelle. 
Nostre  efformation,  nostre  dernier  repos. 
Est,  selon  l'exemplaire,  et  le  but  et  propos 
De  la  cause  première,  ame  qui  n'est  guidée 
De  prototype,  estant  soy-mesme  son  idée. 
L'homme  à  sa  gloire  est  faict:  telle  création 
Du  but  de  l'Eternel  prend  efformation. 
Ce  qui  est  surceleste  et  sur  nos  connoissances 
Partage  du  très-pur  et  des  intelligences. 
Si  lieu  se  peut  nommer  sera  le  sacré  lieu 
Annobly  du  changer,  habitacle  de  Dieu. 
Mais  ce  qui  a  servi  au  monde  sousceleste, 
Quoyque  très-excellent,  suivra  Testât  du  reste. 


JUGEMENT  177 

L'hommft  de  qui  l'esprit  et  penser  est  porté, 
Dessus  les  Cieux  des  Cieux,  vers  la  divinité 
A  servir,  adorer,  contempler  et  connoistre, 
Puis  qu'il  n'y  a  mortel  que  l'abject  du  bas  estre. 
Est  exempt  de  la  loy  qui  soubs  la  mort  se  rend, 
Et  de  ce  privilège  a  le  Ciel  pour  garand. 

Si  aurez-vous,  payens,  pour  juges  voz  pensées. 
Sans  y  penser  au  vent  par  vous-mesmes  poussées 
En  voz  laborieux  et  si  doctes  escrits, 
Où  entiers  vous  voulez,  compagnons  des  esprits, 
Avoir  droict  quelque  jour.  De  voz  sens  le  service 
Et  voz  doigts  auroient-ils  faict  un  si  haut  office 
Pour  n'y  participer?  Nenny  :  vos  nobles  cœurs 
Pour  des  esprits  ingrats  n'ont  semé  leurs  labeurs. 
Si  voz  sens  eussent  creu  s'en  aller  en  fumée, 
Ils  n'eussent  tant  sué  pour  la  grand  renommée. 
Les  poinctes  de  Memphis,  ses  grands  arcs  triomphaux, 
Obélisques  logeant  les  cendres  aux  lieux  hauts, 
Les  travaux  sans  utile  eslevez  pour  la  gloire, 
Promettoient  à  voz  sens  part  en  cette  mémoire. 

Qu'ay-je  dit  de  la  cendre  eslevée  en  haut  lieu  ? 
Adjoustons  que  le  corps  n'estoit  m.is  au  milieu 
Des  bustes  ou  bûchers,  mais  en  cime  à  la  poincte. 
Et,  pour  montrer  n'avoir  toute  espérance  esteinte, 
La  face  descouverte,  ouverte  vers  les  cieux, 
Vuide  d'esprit,  pour  soy  esperoit  quelque  mieux. 
Mais  à  quoy  pour  les  corps  ces  despences  estranges. 
Si  ces  corps  n'estoient  plus  que  cendres  et  que  fanges? 

L(3  Tragiques.  —  T.   H.  2  3 


1.78  LES    TRAGICLUES 

A  quoy  tant  pour  un  rien?  A  quoy  les  rudes  loix 
Qui  arment  les  tombeaux  de  franchises  et  droicts 
Dont  vous  aviez  orné  les  corps  morts  de  voz  pères  ? 
Appellez-vous  en  vain  sacrez  voz  cimiiieres? 

Ces  pourlraicts  excellens,  gardez  de  père  en  filz, 
De  bronze  pour  durer,  de  marbre,  d'or  exquis, 
Ont-ils  pourtraict  les  corps,  ou  l'ame  qui  s'envolle? 
La  rojne  de  Carie  a  mis  pour  son  Mausole 
Tant  de  marbre  et  d'yvoire,  et  qui  plus  est  encor 
Que  l'yvoire  et  le  marbre,  ell'  a  pour  son  thresor 
En  garde  à  son  cher  cœur  cette  cendre  commise  : 
Son  sein  fut  un  sepulchre,  et  la  brave  Artemise 
A  de  l'antiquité  les  proses  et  les  vers. 
Elle  a  faict  exalter  par  tout  cet  univers 
Son  ouvrage  construit  d'estoffe  nonpareille  : 
Vous  en  avez  dressé  la  seconde  merveille. 
Voz  sages  auroient-ils  tant  escrit  et  si  bien 
A  chanter  un  erreur,  à  exalter  un  rien  ? 

Vous  appelez  divins  les  deux  où  je  veux  prendre 
Ces  axiomes  vrais:  oyez  chanter  Pymandre, 
Apprenez  dessoubs  luy  les  secrets  qu'il  apprend 
De  Mercure,  par  vous  nommé  trois  fois  très-grand. 

De  tout  la  gloire  est  Dieu  :  cette  essence  divine 
Est  de  l'universel  principe  et  origine  : 
Dieu,  Nature  et  pensée,  est  en  soy  seulement 
Acte,  nécessité,  fin,  renouvellement. 
A  son  poinct  il  conduit  astres  et  influences 
En  cercles  moindres,  grands  soubs  leurs  intelligences, 


JUGEMENT  179 

Ou  anges  par  qui  sont  les  esprits  arrestez, 

Dès  la  huictiesme  sphère  à  leurs  corps  apprestez, 

Démons  distributeurs  des  renaissantes  vies 

Et  des  arrests  qu'avoient  escrit  les  ancyclies. 

Ces  officiers  du  ciel,  diligents  et  discrets 

Administrent  du  ciel  les  mystères  secrets, 

Et  insensiblement  mesnagent  en  ce  monde 

De  naistre  et  de  finir  toute  cause  seconde. 

Tout  arbre,  graine,  et  fleur,  et  beste,  tient  de  quoy 

Se  resemer  soy-mesme  et  revivre  par  soy  : 

Mais  la  race  de  l'homme  a  la  teste  levée, 

Pour  commander  à  tout  chèrement  réservée  : 

Un  tesmoing  de  Nature  à  discerner  le  mieux, 

Augmenter,  se  mesler  dans  les  discours  des  dieux, 

A  connoistre  leur  estre  et  nature  et  puissance, 

A  prononcer  des  bons  et  mauvais  la  sentence. 

Cela  se  doit  résoudre  et  finir  hautement 

En  ce  qui  produira  un  ample  enseignement, 

Quand  des  divinitez  le  cercle  renouvelle, 

Le  monde  a  conspiré  que  Nature  éternelle 

Se  maintienne  par  soy,  puisse,  pour  ne  périr, 

Revivre  de  sa  mort  et  seiche  refleurir. 

Voyez  dedans  l'ouvroir  du  curieux  chimicque  : 

Quand  des  plantes  l'esprit  et  le  sel  il  praticque, 

Il  xeduit  tout  en  cendre,  en  faicl  lessive,  et  fait 

De  cette  mort  revivre  un  ouvrage  parfaict  : 

L'exemplaire  secret  des  idées  encloses 

Au  sepulchre  ranime  et  les  lis  et  les  roses, 


k 


i8o  LES   TRAGIQUES 

Racines  et  rameaux,  tiges,  feuilles  et  fleurs 
Qui  font  briller  aux  yeux  les  plus  vives  couleurs, 
Ayants  le  feu  pour  père  et  pour  mère  la  cendre  : 
Leur  résurrection  doibt  aux  craintifs  apprendre 
Que  les  brusiez  desquels  on  met  la  cendre  au  vent 
Se  relèvent  plus  vifs  et  plus  beaux  que  devant. 
Que  si  nature  faict  tels  miracles  aux  plantes 
Qui  meurent  tous  les  ans,  tous  les  ans  renaissantes, 
Elle  a  d'autres  secrets  et  thresors  de  grand  prix 
Pour  le  prince  estably  au  terrestre  pourpris; 
Le  monde  est  animant,  immortel;  il  n'endure 
Qu'un  de  ses  membres  chers  autant  que  luy  ne  dure. 
Ce  membre  de  haut  prix,  c'est  l'homme  raisonnant, 
Du  premier  animal  le  chef-d'œuvre  eminent; 
Et  quand  la  mort  dissout  son  corps,  elle  ne  tue 
Le  germe  non  mortel  qui  le  tout  restitue. 
La  dissolution  qu'ont  soufferte  les  morts 
Les  prive  de  leur  sens,  mais  ne  destruit  le  corps  : 
Son  office  n'est  pas  que  ce  qui  est  périsse. 
Bien  que  tout  le  caduc  renaisse  et  rajeunisse  : 
Nul  esprit  ne  peut  naistre  :  il  paroist  de  nouveau. 
L'esprit  n'oublie  point  ce  qui  reste  au  tombeau. 

Soit  l'image  de  Dieu  l'éternité  profonde. 
De  cette  éternité  soit  l'image  le  monde. 
Du  monde  le  soleil  sera  l'image  et  l'oeil. 
Et  l'homme  est  en  ce  monde  image  du  soleil. 

Payens,  qui  adorez  l'image  de  Nature, 
En  qui  la  vive  voix,  l'exemple  et  l'escriture 


JUGEMENT  i8i 

N'authoiise  le  viay,  qui  dites  :  «  Je  ne  croy, 
Si  du  doigt  et  de  l'œil  je  ne  touche  et  ne  voy  », 
Croyez  comme  Thomas,  au  moins  après  la  veiie  : 
Il  ne  faut  point  voler  au  dessus  de  la  nue; 
La  terre  offre  à  vos  sens  dequoi  le  vray  sentir 
Pour  vous  convaincre  assez,  sinon  vous  convertir. 

La  terre  en  plusieurs  lieux  conserve  sans  dommage 
Les  corps,  si  que  les  filz  marquent  de  leur  lignage 
Jusques  à  cent  degrez  les  organes  parez 
A  loger  les  esprits  qui  furent  séparez  : 
Nature  ne  les  veut  frustrer  de  leur  attente. 
Tel  spectacle  en  Aran  à  qui  veut  se  présente. 
Mais  qui  veut  voir  le  Caire  et  en  un  lieu  prefix 
Le  miracle  plus  grand  de  l'antique  Memphis, 
Justement  curieux  et  pour  s'instruire  prenne 
Autant  ou  un  peu  moins  de  péril  et  de  peine 
Que  le  bigot  séduit,  qui  de  femme  et  d'enfans 
Oublie  l'amitié,  pour  abbreger  ses  ans 
Au  labeur  trop  ingrat  d'un  sot  et  long  voyage. 
Si  de  Syrte  et  Charibde  il  ne  tombe  au  naufrage. 
Si  de  peste  il  ne  meurt,  du  mal  de  mer,  du  chaud 
Si  le  corsaire  Turc  le  navire  n'assaut, 
Ne  met  à  sa  chiorme  et  puis  ne  l'endoctrine 
A  coups  d'un  roide  nerf  à  ployer  par  l'eschine, 
Il  void  Hierusalem  et  le  lieu  supposé 
Où  le  Turc  menteur  dict  que  Christ  a  reposé, 
Rid  et  vend  cher  son  ris  ;  les  sottes  compagnies 
Des  pèlerins  s'en  vont,  affrontez  de  vanies. 


i82  LES    TRAGIQUES 

Ce  voyage  est  fâcheux,  mais  plus  rude  est  celuy 

Que  les  faux  musulmans  font  encore  aujourd'hui. 

Soit  des  deux  bords  voisins  de  l'Europe  et  d'Azie, 

Soit  de  l'Archipelage  ou  de  la  Naiolie. 

Ceux  qui  boivent  d'Euphrate  ou  du  Tygre  les  eaux 

Auxquels  il  faut  passer  les  périlleux  monceaux 

Et  percer  les  brigands  d'Arabie  déserte, 

Ou  ceux  de  Tripoli,  de  Panorme,  Biserte, 

Le  riche  ^Egyptien  et  les  voisins  du  Nil  : 

Ceux-là  vont  mesprisant  tout  labeur,  tout  péril 

De  la  soif  sans  liqueur,  des  tourmentes  de  sables 

Qui  enterrent  dans  soy  tous  vifs  les  misérables. 

Qui  à  pied,  qui  sur  l'asne  ou  lié  comme  un  veau 

A  ondes  va  pelant  les  bosses  d'un  chameau, 

Pour  voir  le  Mecque  ou  bien  Talnaby  de  Medine  • 

Là  cette  caravanne  et  bigotte  et  badine 

Adore  Mahomet  dans  le  fer  estendu 

Que  la  voûte  d'aymant  tient  en  l'air  suspendu  : 

Là  se  crève  les  yeux  la  bande  musulmane 

Pour,  après  lieu  si  sainct,  ne  voir  chose  prophane. 

Je  donne  moins  de  peine  aux  curieux  payens. 
Des  chemins  plus  aisez,  plus  faciles  moyens. 
Tous  les  puissants  marchands  de  ce  nostre  hémisphère 
Content  pour  pourmenoir  le  chemin  du  grand  Caire. 
Là  prez  est  la  coline  oîi  vont  de  toutes  parts, 
Au  point  de  l'equinoxe,  au  vingte-cinq  de  mars, 
La  gent  qui,  comme  un  camp,  loge  dessous  la  tente, 
Quand  la  terre  paroist  verte,  ressuscitante, 


JUGEMENT  i83 

Poui"  voir  le  grand  tableau  qu'Ezechiel  dépeint, 
Merveille  bien  visible  et  miracle  non  feint  : 
La  résurrection;  car  de  ce  nom  l'appelle 
Toute  gent  qui  court  là,  l'un  pour  chose  nouvelle. 
L'autre  pour  y  cercher  avec  la  nouveauté 
Un  bain  miraculeux,  ministre  de  santé. 
L'œil  se  plaist  en  ce  lieu,  et  puis  des  mains  l'usage 
Redonne  aux  jeux  troublez  un  ferme  tesmoignage. 
On  void  les  os  couverts  de  nerfs,  les  nerls  de  peau, 
La  teste  de  cheveux;  on  void  à  ce  tombeau 
Percer  en  mille  endroicts  les  arènes  bouillantes 
De  jambes  et  de  bras  et  de  testes  grouillantes. 
D'un  coup  d'œil  on  peut  voir  vingt  mille  spectateurs 
Soupçonner  ce  qu'on  void,  muets  admirateurs. 
Ravis  en  contemplant  ces  œuvres  nonpareilles, 
Lèvent  le  doigt  en  haut  vers  le  Dieu  des  merveilles. 
Quelqu'un  d'un  jeune  enfant,  en  ce  troupeau,  voyant 
Les  cheveux  crespelus,  le  teinct  fraiz,  l'œil  riant. 
L'empoigne;  mais,  ovant  crier  un  barbe  grise, 
Alite  matharafde  kali,  quitte  la  prise. 

De  père  en  filz,  l'Eglise  a  dit  qu'au  temps  passé 
Un  trouppeau  de  chresliens,  pour  prier  amassé, 
Fut  en  pièces  taillé  par  les  mains  infidelles 
Et  rendit  en  ce  lieu  les  âmes  immortelles, 
Qui,  pour  donner  au  corps  gage  de  leurs  amours. 
Leur  donne  tous  les  ans  leur  présence  trois  jours. 
Ainsy  le  Ciel  d'accord  uni  à  vostre  mère  : 
Ces  deux  (filz  de  la  Terre)  en  ce  lieu  veulent  faire 


184  LESTRAGIdUES 

Vostre  leçon,  daignans  en  ce  poinct  s'approcher 
Pour  un  jour  leur  miracle  à  vos  yeux  reprocher. 

Doncques  chacun  de  vous,  pauvres  payens,  contemple. 
Par  l'effort  de  raison  ou  celuy  de  l'exemple, 
Ce  que  jadis  sentit  le  troupeau  tant  prisé 
Des  escrits  où  nature  avoit  thésaurisé  : 
Bien  que  du  sens  la  laye  eust  occupé  leur  veùe, 
Qu'il  y  ail  tousjours  eu  le  voile  de  la  nue 
Entr'eux  et  le  soleil,  leur  marque,  leur  défaut 
Vous  fasse  désirer  de  vous  lever  plus  haut  : 
Haussez-vous  sur  les  monts  que  le  soleil  redore, 
Et  vous  prendrez  plaisir  de  voir  plus  haut  encore. 
Ces  hauts  monts  que  je  dis  sont  prophètes,  qui  font 
Demeure  sur  les  lieux  où  les  nuages  sont. 
C'est  le  cayer  sacré,  le  palais  des  lumières, 
Les  sciences,  les  arts  ne  sont  que  chambrières. 
Suivez,  aimez  Sara,  si  vous  avez  dessein 
D'estre  filz  d'Abraham  retirez  en  son  sein  : 
Là  les  corps  des  humains  et  les  âmes  humaines, 
Unis  au  grand  triomphe  aussy  bien  comme  aux  peines, 
Se  rejoindront  ensemble  et  prendront  en  ce  lieu 
Dans  leurs  fronts  honorez  l'image  du  grand  Dieu. 

Resjouissez-vous  donc,  ô  vous,  âmes  célestes! 
Car  vous  vous  referez  de  voz  piteuses  restes  : 
Resjouissez-vous  donc,  corps  guéris  du  mespris  ! 
Heureux,  vous  reprendrez  voz  plus  heureux  esprits. 
Vous  voulustes,  esprits,  et  le  ciel  et  l'air  fendre 
Pour  aux  corps  préparez  du  haut  ciel  descendre; 


JUGEMENT 


i85 


Vous  les  cerchastes  lors,  oie  ils  vous  cercheront, 
Ces  corps  par  vous  aymez  encor  vous  aimeront  : 
Vous  vous  fistes  mortels  pour  voz  pauvres  femelles, 
Elles  s'en  vont  pour  vous  et  par  vous  immortelles. 

Mais  quoy  !  c'est  trop  chanter,  il  faut  tourner  lesyeux, 
Esblouis  de  rayons,  dans  le  chemin  des  cieux  : 
C'est  faict  :  Dieu  vient  reigner;  de  toute  prophétie 
Se  void  la  période  à  ce  poinct  accomplie. 
La  terre  ouvre  son  sein,  du  ventre  des  tombeaux 
Naissent  des  enterrez  les  visages  nouveaux  : 
Du  pré,  du  bois,  du  champ,  presque  de  toutes  places 
Sortent  les  corps  nouveaux  et  les  nouvelles  faces, 
Icy,  les  fondements  des  chasteaux  rehaussez 
Par  les  ressuscitans  promplement  sont  percez  ; 
Icy,  un  arbre  sent  des  bras  de  sa  racine 
Grouiller  un  chef  vivant,  sortir  une  poictrine  ; 
Là,  l'eau  trouble  bouillonne,  et  puis,  s'esparpillant, 
Sent  en  soy  des  cheveux  et  un  chef  s'esveillant. 
Comme  un  nageur  venant  du  profond  de  son  plonge, 
Tous  sortent  de  la  mort  comme  l'on  sort  d'un  songe. 
Les  corps  par  les  tyrans  autrefois  deschirez 
Se  sont  en  un  moment  à  leurs  corps  asserrez. 
Bien  qu'un  bras  ait  vogué  par  la  mer  escumeuse. 
De  l'Affricque  brusiée  en  Tyle  froiduleuse. 
Les  cendres  des  bruslez  volent  de  toutes  parts  ; 
Les  brins,  plus  tost  unis  qu'ils  ne  furent  espars, 
Viennent  à  leur  posteau  en  cette  heureuse  place, 
Riants  au  ciel  riant  d'une  aggreable  audace. 

M 


i86  LES    TRAGIQUES 

Le  cuiieux  s'enquiert  si  le  vieux  et  l'enfant 

Tels  qu'ils  sont  jouiront  de  Testât  triomphant, 

Leurs  corps  n'estans  parfaicts  ou  deffaicts  en  viellesse  : 

Sur  quoy,  la  plus  hardie  ou  plus  haute  sagesse 

Ose  présupposer  que  la  perfection 

Veut  en  l'aage  parfaict  son  élévation, 

Et  la  marquent  au  poinct  des  trente-trois  années 

Qui  estoient  en  Jésus  closes  et  terminées 

Quand  il  quitta  la  terre  et  changea,  glorieux, 

La  croix  et  le  sepulchre  au  tribunal  des  cieux. 

Venons  de  cette  douce  et  pieuse  pensée 

A  celle  qui  nous  est  aux  saincts  escrits  laissée. 

Voicy  le  filz  de  l'homme  et  du  grand  Dieu  le  fîlz, 
Le  voicy  arrivé  à  son  terme  prefix. 
Des-jà  l'air  retentit  et  la  trompette  sonne. 
Le  bon  prend  asseurance  et  le  meschant  s'estonne; 
Les  vivants  sont  saisis  d'un  feu  de  mouvement, 
Ils  sentent  mort  et  vie  en  un  prompt  changement; 
En  une  période  ils  sentent  leurs  extrêmes. 
Ils  ne  se  trouvent  plus  eux-mesmes  comme  eu:<-mesmes 
Une  autre  volonté  et  un  autre  sçavoir 
Leur  arrache  des  yeux  le  plaisir  de  se  voir; 
Le  ciel  ravit  leurs  yeux  :  du  ciel  premier  l'usage 
N'eust  peu  du  nouveau  ciel  porter  le  beau  visage. 
L'autre  ciel,  l'autre  terre  ont  cependant  fuy  ; 
Tout  ce  qui  fut  mortel  se  perd  esvanouy. 
Les  fleuves  sont  seichez,  la  grand  mer  se  desrobe  : 
11  falloit  que  la  terre  allast  changer  de  robbe. 


JUGEMENT 


Montagnes,  vous  sentez  douleurs  d'enfantements, 

Vous  fuiez  comme  agneaux,  ô  simples  éléments! 

Cachez-vous,  changez-vous;  rien  moitelne  supporte 

La  voix  de  l'Eternel,  ni  sa  voix  rude  et  forte. 

Dieu  paroist;  le  nuage  d'entre  luy  et  nos  yeux 

S'est  tiré  à  l'escart,  il  est  armé  de  feux; 

Le  ciel  neuf  retentit  du  son  de  ses  louanges; 

L'air  n'est  plus  que  rayons,  tant  il  est  semé  d'anges. 

Tout  l'air  n'est  qu'un  soleil;   le  soleil  radieux 

N'est  qu'une  noire  nuict  au  regard  de  ses  yeux; 

Car  il  brusle  le  feu,  au  soleil  il  esdaire. 

Le  centre  n'a  plus  d'ombre  et  ne  suit  sa  lumière. 

Un  grand  ange  s'escrie  à  toutes  nations  : 
<i  Venez  respondre  icy  de  toutes  actions  : 
L'Eternel  veut  juger.  »  Toutes  âmes  venues 
Font  leurs  sièges  en  rond  en  la  voûte  des  nues, 
Et  là  les  chérubins  ont  au  milieu  planté 
Un  throsne  rayonnant  de  saincte  majesté  : 

Il  n'en  sort  que  merveille  et  qu'ardente  lumière. 

Le  soleil  n'est  pas  fa-ict  d'une  esloffe  si  claire; 

L'amas  de  tous  vivans  en  attend  justement 

La  désolation  ou  le  consentement. 

Les  bons  du  Sainct-Esprit  sentent  le  tesmoignage  ; 

L'aise  leur  saute  au  cœur  et  s'espand  au  visage, 

Car,  s'ils  doivent  beaucoup.  Dieu  leur  en  a  faictdon  : 

Ils  sont  vestus  de  blanc  et  lavez  de  pardon. 

O  tribus  de  Juda!  vous  estes  à  la  dextre; 

Edom,  Moab,  Agar,  tremblent  à  la  senestre. 


i88  LESTRAGIQJUES 

Les  tyrans,  abbatus,  pasles  et  criminels, 

Changent  leurs  vains  honneurs  aux  tourments  éternels. 

Ils  n'ont  plus  dans  le  front  la  furieuse  audace, 

Ils  souffrent  en  tremblant  l'impérieuse  face, 

Face  qu'ils  ont  frappée,  et  remarquent  assez 

Le  chef,  les  membres  saincts  qu'ils  avoient  transpercez 

Ils  le  virent  lié,  le  voicy  les  mains  hautes  : 

Ces  sévères  sourcils  viennent  conter  leurs  fautes. 

L'innocence  a  changé  sa  crainte  en  majestés, 

Son  roseau  en  acier  tranchant  des  deux  costés, 

Sa  croix  au  tribunal  de  présence  divine. 

Le  Ciel  l'a  couronné,  mais  ce  n'est  plus  d'espine  : 

Ores  viennent  trembler  à  cest  acte  dernier 

Les  condamneurs  aux  pieds  du  juste  prisonnier. 

Voicy  le  grand  herault  d'une  estrange  nouvelle. 
Le  messager  de  mort,  mais  de  mort  éternelle. 
Qui  se  cache  ?  qui  fuit  devant  les  yeux  de  Dieu? 
Vous,  Caïns  fugitifs,  où  trouverez-vous  lieu? 
Quand  vous  auriez  les  vents  collez  soubs  vos  aisselles 
Ou  quand  l'aube  du  jour  vous  presteroit  ses  aisies. 
Les  monts  vous  ouvriroient  le  plus  profond  rocher. 
Quand  la  nuict  lascheroit  en  sa  nuict  vous  cacher. 
Vous  enceindre  la  mer,  vous  enlever  la  nue, 
Vous  ne  fuiriez  de  Dieu  ni  le  doigt  ni  la  veûe. 
Or  voicy  les  lyons  de  torches  acculez. 
Les  ours  à  nez  percez,  les  loups  emmuzelez  : 
Tout  s'eslève  contre  eux  :  les  beautez  de  Nature, 
Que  leur  rage  troubla  de  venin  et  d'ordure, 


JUGEMENT  189 

Se  confrontent  en  mire  et  se  lèvent  contr'eux. 

«  Pourquoi  (dira  le  Feu)  avez-vous  de  mes  feux, 

Qui  n'estoient  ordonnez  qu'à  l'usage  de  vie, 

Faict  des  bourreaux,  valets  de  vostre  tyrannie  ?  » 

L'Air  encor  une  fois  contr'eux  se  troublera, 

Justice  au  juge  sainct,  trouble,  demandera, 

Disant  :  «  Pourquoy,  tyrans  et  furieuses  bestes, 

M'empoisonnastes-vous  de  charongnes,  de  pestes. 

Des  corps  de  vos  meurtris  ?»  —  «  Pourquoy,  diront  les  Eaux. 

Changeastes-vous  en  sang  l'argent  de  nos  ruisseaux?  » 

Les  Monts,  qui  ont  ridé  le  front  à  vos  supplices  : 

<(  Pourquoy  nous  avez-vous  rendu  vos  précipices  ? 

—  Pourquoy  nous  avez-vous,  diront  les  Arbres,  faicts 

D'arbres  délicieux,  exécrables  gibets  ?  » 

Nature,  blanche,  vive  et  belle  de  soy  mesme, 

Présentera  son  front  ridé,  fascheux  et  blesme 

Aux  peuples  d'Italie  et  puis  aux  nations 

Qui  les  ont  enviez  en  leurs  inventions. 

Pour,  de  poison  meslé  au  milieu  des  viandes. 

Tromper  l'amere  mort  en  ses  liqueurs  friandes, 

Donner  au  meurtre  faux  le  mestier  de  nourrir, 

Et  soubsles  fleurs  de  vie  embuscher  le  mourir. 

La  Terre,  avant  changer  de  lustre,  se  vient  plaindre 

Qu'en  son  ventre  l'on  fit  ses  chers  enfants  esteindre. 

En  les  enterrant  vifs,  l'ingénieux  bourreau 

Leur  dressant  leur  supplice  en  leur  premier  berceau 

La  Mort  tesmoignera  comment  ils  l'ont  servie  ; 

La  Vie  preschera  comment  ils  l'ont  ravie  ; 


190  LES    TRAGIQUES 

L'Enfer  s'esveillera  ;  les  calomniateurs 
Cette  fois  ne  seront  faux  prévaricateurs  : 
Les  livres  sont  ouverts;  là  paroissent  les  roolles 
De  nez  salles  péchez,  de  nez  vaines  parolles. 
Pour  faire  voir  du  père  aux  uns  l'affection, 
Aux  autres  la  justice  et  l'exécution. 

Conduicts,  Esprit  très  sainct,  en  cet  endroict  ma  bouche 
Que  par  la  passion  plus  exprès  je  ne  touche 
Que  ne  permet  ta  reigle,  et  que,  juge  léger, 
Je  n'attire  sur  moy  jugement  pour  juger. 
Je  n'annonçeray  donc  que  ce  que  tu  annonce, 
Mais  je  prononce  autant  comme  ta  loy  prononce  : 
Je  ne  marque  de  tous  que  l'homme  condamné 
A  qui  mieux  il  vaudroit  n'avoir  pas  este  né. 

Voicy  donc,  Antéchrist,  l'extraict  des  faicts  et  gestes 
Tes  fornications,  adultères,  incestes. 
Les  péchez  où  Nature  a  tourné  à  l'envers, 
La  bestialité,  les  grands  bourdeaux  ouverts, 
Le  tribut  exigé,  la  bulle  demandée 
Qui  a  la  Sodomie  en  esté  concédée  ; 
La  place  de  tyran  conquise  par  le  fer. 
Les  fraudes  qu'exerça  ce  grand  tison  d'enfer. 
Les  empoisonnements,  assassins,  calomnies. 
Les  degasts  des  pays,  des  hommes  et  des  vies, 
Pour  attraper  les  clefs;  les  contracts,  les  marchez 
Des  diables  stipulans  subtilement  couchez  ; 
Tous  ceux-là  que  Satan  empoigna  dans  ce  piège, 
Jusques  à  la  putain  qui  monta  sur  le  siège. 


JUGEMENT 


191 


L'aisné  filz  de  Satan  se  souviendra,  maudit, 
De  son  throsne  eslevé  d'avoir  autrefois  dit  : 
(  La  gent  qui  ne  me  sert,  ains  contre  moy  conteste, 
Pourrira  de  famine  et  de  guerre  et  de  peste. 
Roys  et  roynes  viendront  au  siège  où  je  me  sieds, 
Le  front  embas,  lescher  la  poudre  soubs  mes  pieds; 
Mon  règne  est  h  jamais,  ma  puissance  éternelle; 
Pour  monarcque  me  sert  l'Eglise  universelle; 
Je  maintiens  le  Papat  tout-puissant  en  ce  lieu. 
Où,  si  Dieu  je  ne  suis,  pour  le  moins  vice-Dieu.  » 
Filz  de  perdition,  il  faut  qu'il  te  souvienne 
Quand  le  serf  commandeur  de  la  gent  Rhodiene, 
Veautré,  baisa  tes  pieds,  infâme  serviteur. 
Puis  chanta  se  levant  :  «  Or  laisse,  créateur.  » 

Appollyon,  tu  as  en  ton  impure  table 
Prononcé,  blasphémant,  que  Christ  est  une  fable; 
Tu  as  renvoyé  Dieu,  comme  assez  empesché, 
Aux  affaires  du  ciel,  faux  homme  de  péché. 

Or  il  faut  à  ses  pieds  ses  blasphèmes  et  tiltres 
Poser,  et  avec  eux  les  tiares,  les  mitres, 
La  bannière  d'orgueil,  fausses  clefs,  fausses  croix, 
Et  la  pantouffle  aussy  qu'ont  baisé  tant  de  rois. 
Il  se  void  à  la  gauche  un  monceau  qui  esclatte 
De  chappes  d'or,  d'argent,  de  bonnets  d'escarlatte  : 
Prélats  et  cardinaux  là  se  vont  despouiller 
Et  d'inutiles  pleurs  leurs  despouilles  mouiller. 
Là  faut  représenter  la  mitre  héréditaire 
Dont  Jules  tiers  ravit  le  grand  nom  de  mystère 


192  LES    TRAGICLUES 

Pour,  mentant  et  cachant  ses  tiltres  blasphémants, 
Y  subroger  le  sien  escrit  en  diamands. 

A  droicte,  l'or  y  est  une  despouille  rare  : 
On  y  void  un  monceau  des  haillons  du  Lazare. 
Enfants  du  siècle  vain,  filz  de  la  vanité, 
C'est  à  vous  à  traîner  la  honte  et  nudité, 
A  crier  enrouez,  d'une  gorge  embrazée. 
Pour  une  goutte  d'eau  l'ausmosne  refusée  : 
Tous  voz  refus  seront  payez  en  un  refus. 

Les  criminelz  adonc  par  ce  procès  confus, 
La  gueule  de  l'enfer  s'ouvre  en  impatience 
Et  n'attend  que  de  Dieu  la  dernière  sentence. 
Qui,  à  ce  poinct,  tournant  son  œil  bénin  et  doux. 
Son  œil  tel  que  le  montre  à  l'espouse  l'espoux. 
Se  tourne  à  la  main  droicte,  où  les  heureuses  veùes 
Sont  au  throsne  de  Dieu  sans  mouvement  tendues, 
Extaticques  de  joye  et  franches  de  soucy. 
Leur  Roy  donc  les  appelle  et  les  faict  roys  ainsy  : 

«  Vous  qui  m'avez  vestu  au  temps  de  la  froidure, 
Vous  qui  avez  pour  moy  souffert  peine  et  injure, 
Qui  à  ma  seiche  soif  et  à  mon  aspre  faim 
Donnastes  de  bon  cœur  vostre  eau  et  vostre  pain, 
Venez,  races  du  ciel,  venez,  esleus  du  père  ; 
Voz  péchez  sont  esteints,  le  juge  est  vostre  frère, 
Venez  donc,  bien-heureux,  triompher  à  jamais 
Au  royaume  éternel  de  victoire  et  de  paix.  » 

A  ce  mot,  tout  se  change  en  beautez  éternelles. 
Ce  changement  de  tout  est  si  doux  aux  fidelles  : 


JUGEMENT  ,çj 

Que  de  paifaicts  plaisirs  !  ô  Dieu,  qu'ils  trouvent  beau 
Cette  terre  nouvelle  et  ce  grand  ciel  nouveau  ! 

Mais  d'autre  part,  si  tost  que  l'Eternel  faict  bruire 
A  sa  gauche  ces  mots,  les  foudres  de  son  ire, 
Quand  ce  juge,  et  non  père,  au  front  de  tant  de  rois, 
Irrévocable,  pousse  et  tonne  cette  voix  : 
«  Vous  qui  avez  laissé  mes  membres  aux  froidures, 
Qui  leur  avez  versé  injures  sur  injures. 
Qui  à  ma  seiche  soif  et  à  mon  aspre  faim 
Donnastes  fiel  pour  eau  et  pierre  au  lieu  de  pain, 
Allez,  maudits,  allez  grincer  vos  dents  rebelles 
Aux  gouffres  ténébreux  des  peines  éternelles.  » 
Lors  ce  front  qui  ailleurs  portoit  contentement 
Porte  à  ceux-cy  la  mort  et  l'espouvantenient. 
Il  sort  un  glaive  aigu  de  la  bouche  divine, 
L'enfer,  glouton  bruyant,  devant  ses  pieds  chemine. 
D'une  laide  terreur  les  damnables  transis, 
Mesmes  dès  le  sortir  des  tombeaux  obscurcis 
Virent  bien  d'autres  yeux  le  ciel  suant  de  peine, 
Lors  qu'il  se  preparoit  à  leur  peine  prochaine  : 
Et  voicy  de  quels  yeux  virent  les  condamnez 
Les  beaux  jours  de  leur  règne  en  douleur  terminez. 

Ce  que  le  monde  a  veu  d'effroyables  orages, 
Des  gouffres  cavefneux  et  de  monts  de  nuages. 
De  double  obscurité,  dont  au  profond  milieu 
Le  plus  creux  vomissoit  des  aquilons  de  feu. 
Tout  ce  qu'au  front  du  ciel  on  vid  onc  de  colères, 
Estoit  sérénité  ;  nulles  douleurs  amercs 

Les   Tragiques.  —  T.  II.  2  5 


194  LES    TRAGIQUES 

Ne  troublent  le  visage  et  ne  changent  si  fort 

La  peur,  l'iie  et  le  mal,  que  l'heure  de  la  moit 

Ainsy  les  passions  du  ciel  autrefois  veiies 

N'ont  peint  cjue  son  courroux  dans  les  rides  des  niies: 

Voicy  la  mort  du  ciel  en  l'etTort  douloureux 

Qui  luy  noircit  la  bouche  et  faict  seigner  les  yeux. 

Le  Ciel  gémit  d'ahan  ;  tous  ses  nerfs  se  retirent  ; 

Ses  poulmons  près  à  près  sans  relasche  respirent. 

Le  Soleil  vest  de  noir  le  bel  or  de  ses  feux  ; 

Le  bel  œil  de  ce  monde  est  privé  de  ses  yeux. 

L'ame  de  tant  de  fleurs  n'est  plus  espanouye  ; 

Il  n'y  a  plus  de  vie  au  principe  de  vie. 

Et,  comme  un  corps  humain  est  tout  mort  terrassé 

Dès  que  du  moindre  coup  au  cœur  il  est  frappé, 

Ainsy  faut  que  le  monde  et  meure  et  se  confonde 

Dès  la  moindre  blessure  au  Soleil,  cœur  du  monde. 

La  Lune  perd  l'argent  de  son  teint  clair  et  blanc, 

La  Lune  tourne  en  haut  son  visage  de  sang  ; 

Toute  estoille  se  meurt  ;  les  prophètes  fidelles 

Du  Destin  vont  souffrir  eclypses  éternelles  ; 

Tout  se  cache  de  peur;  le  feu  s'enfuit  dans  l'air. 

L'air  en  l'eau,  l'eau  en  terre  ;  au  funèbre  mesler 

Tout  beau  perd  sa  couleur  ;  et  voicy  tout  de  mesmes 

A  la  pasleur  d'en  haut  tant  de  visages  blesmes 

Prennent  l'impression  de  ces  feux  obscurcis. 

Tels  qu'on  voit  au  fourneau  paroistre  les  transis. 

Mais  plus,  comme  les  filz  du  ciel  ont  au  visage 

La  forme  de  leur  chef,  de  Christ  la  vive  image. 


JUGEMENT  195 

Les  autres  de  leur  père  ont  le  train  et  les  iraicts, 

Du  piince  Beizebud  véritables  pourtraits. 

A  la  première  mort  ils  furent  effroyables, 

La  seconde  redouble,  où  les  abominables 

Client  aux  monts  cornus  :  «  O  Monts^  cjue  faictes-vous  ? 

Esbranlez  vos  rocheis  et  vous  crevez  sur  nous  ; 

Cacbez-nous,  et  cachez  l'opprobre  et  l'infamie 

Qui,  comme  cbiens,  nous  met  hors  la  cité  de  vie  ; 

Cachez-nous  pour  ne  voir  la  haute  majesté 

De  l'Agneau  triomphant  sur  le  throsne  monté.  » 

Ce  jour  les  a  pris  nuds,  les  estouffe  de  craintes 

Et  de  pires  douleurs  que  les  femmes  enceintes. 

Voicy  le  vin  fumeux,  le  courroux  mesprisé 

Duquel  ces  filz  de  terre  avoient  thésaurisé. 

De  la  terre  leur  mère  ils  regardent  le  centre  : 

Cetie  mère  en  douleurs  sent  mi-partir  son  ventre. 

Où  les  serfs  de  Satan  regardent  frémissants 

De  l'enfer  abbayant  les  tourments  renaissans, 

L'estang  de  soulphre  vif  qui  rebrusie  sans  cesse, 

Les  ténèbres  espais  plus  que  la  nuict  espaisse  : 

Ce  ne  sont  des  tourments  inventez  des  cagots 

Et  présentez  aux  yeux  des  infirmes  bigots, 

La  terre  ne  produit  nul  crayon  qui  nous  trace 

Ni  du  haut  paradis  ni  de  l'enfer  la  face. 

Vous  avez  dict,  perdus  :  «  Nostre  nativité 
N'est  qu'un  sort;  nostre  mort,  quand  nous  aurons  esté, 
Changera  nostre  haleine  en  vent  et  en  fumée. 
Le  parler  est  du  cœur  l'estincelle  allumée  : 


196  LES    TRAGIQJJES 

Ce  feu  esteint,  le  corps  en  cendre  deviendra, 
L'esprit,  comme  air  coulant,  parmy  l'air  s'espandra; 
Le  temps  avallera  de  nos  faicts  la  mémoire, 
Comme  un  nuage  espais  estend  sa  masse  noire, 
L'esclaircit,  la  despart,  la  desrobbe  à  nostre  œil  : 
C'est  un  brouillard  chassé  des  rayons  du  soleil. 
Nostre  temps  n'est  rien  plus  qu'un  ombrage  qui  passe, 
Le  sceau  de  tel  arrest  n'est  point  subject  à  grâce.   » 

Vous  avez  dit,  brutaux  :  «  Qu'il  y  a  en  ce  lieu 
Pis  que  d'estre  privé  de  la  face  de  Dieu  ?   » 
Ha  !  vous  regretterez  bien  plus  que  vostre  vie 
La  perte  de  vos  sens,  juges  de  telle  envie  : 
Car,  si  vos  sens  estoient  tous  tels  qu'ils  ont  esté, 
Ils  n'auroient  un  tel  goust,  ni  l'immortalité; 
Lors  vous  sçaurez  que  c'est  de  voir  de  Dieu  la  face. 
Lors  vous  aurez  au  mal  le  goust  de  la  menace. 

O  enfans  de  ce  siècle,  ô  abusez  mocqueurs, 
Imployables  esprits,  incorrigibles  cœurs, 
Vos  esprits  trouveront  en  la  fosse  profonde 
Vray  ce  qu'ils  ont  pensé  une  fable  en  ce  monde. 
Us  languiront  en  vain  de  regret  sans  mercy. 
Vostre  ame  à  sa  mesure  enflera  de  soucy. 
Qui  vous  consolera?  L'amy  qui  se  désole 
Vous  grincera  les  dents  au  lieu  de  la  paroUe. 
Les  Saincts  vous  aimoient-ils?  Un  abisme  est  entr'eux; 
Leur  chair  ne  s'esmeul  plus,  vous  estes  odieux. 
Mais  n'esperez-vous  point  fin  à  vostre  souffrance  ? 
Point  n'esclaire  aux  enfers  l'aube  de  l'espérance  ? 


JUGEMENT 

Dieu  auroit-il  sans  fin  esloigné  sa  merci  ? 
Qui  a  péché  sans  fin  souflre  sans  fin  aussy. 
La  clémence  de  Dieu  faict  au  ciel  son  office, 
II  desploye  aux  enfers  son  ire  et  sa  justice. 
Mais  le  feu  ensouphré,  si  grand,  si  violent. 
Ne  destruira-t-il  pas  les  corps  en  les  brusiant  ? 
Non,  Dieu  les  gardera  entiers  à  la  vengeance, 
Conservant  à  cela  et  l'estoffe  et  l'essence, 
Et  le  feu  qui  sera  si  puissant  d'opérer 
N'aura  pouvoir  d'esteindre,  ains  de  faire  durer, 
Et  servira  par  loy  à  l'éternelle  peine. 
L'air  corrupteur  n'a  plus  sa  corrompante  haleine, 
Et  ne  faict  aux  enfers  office  d'élément; 
Celuy  qui  le  nommoit,  qui  est  le  firmament. 
Ayant  quitté  son  bransie  et  motives  cadences, 
Sera  sans  mouvement,  et  de  là  sans  muances. 
Transis,  désespérez,  il  n'y  a  plus  de  mort 
Qui  soit  pour  vostre  mer  des  orages  le  port. 
Que  si  voz  yeux  de  feu  jettent  l'ardente  veûe 
A  l'espoir  du  poignard,  le  poignard  plus  ne  tue. 
Que  la  mort   direz-vous)  estoit  un  doux  plaisir  ! 
La  mort  morte  ne  peut  vous  tiier,  vous  saisir. 
Voulez-vous  du  poison  ?  en  vain  cest  artifice. 
Vous  vous  précipitez  ?  en  vain  le  précipice. 
Courez  au  feu  brusier,  le  feu  vous  gèlera; 
Noyez-vous,  l'eau  est  feu,  l'eau  vous  embrasera; 
La  peste  n'aura  plus  de  vous  miséricorde; 
Estranglez-vous,  en  vain  vous  tordez  une  corde; 


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198  LES    TRAGIQ^UES 

Ciiez  après  l'enfer,  de  l'enfer  il  ne  sort 

Qiie  l'éternelle  soif  de  l'impossible  mort. 

Vous  vous  peigniez  des  feux  :  combien  de  fois  vostre  ame 

Désirera  n'avoir  affaire  qu'à  la  flamme  ! 

Vos  yeux  sont  des  charbons  qui  embrazent  et  fument, 

Voz  dents  sont  des  cailloux  qui  en  grinçants  s'allument. 

Dieu  s'irrite  en  voz  cris  et  aux  faux  repentir, 

Qui  n'a  peu  commancer  que  dedans  le  sentir. 

Ce  feu,  par  voz  costez  ravageant  et  courant, 

Fera  revivre  encor  ce  qu'il  va  dévorant  ; 

Le  chariot  de  Dieu,  son  torrent  et  sa  gresle, 

Meslent  la  dure  vie  et  la  mort  pesle-mesle. 

Abbayez  comme  chiens,  hurlez  en  voz  tourments, 

L'abisme  ne  respond  que  d'autres  hurlements; 

Les  Satans   descouplez  d'ongles  et  dents  tranchantes 

Sans  mort  deschireront  leurs  proies  renaissantes; 

Ces  Démons  tourmentans  hurleront  tourmentez; 

Leurs  fronts  seillonneront  ferrez  de  cruautez; 

Leurs  yeux  estincellans  auront  la  mesme  image 

Que  vous  aviez  baignans  dans  le  sang  du  carnage; 

Leurs  visages  transis,  tyrans,  vous  transiront, 

Ils  vengeront  sur  vous  ce  qu'ils  endureront. 

O  malheur  des  malheurs,  quand  tels  bourreaux  mesurent 

La  force  de  leurs  coups  aux  grands  coups  qu'ils  endurent! 

Mais  de  ce  dur  estât  le  poinct  plus  ennuyeux, 
C'est  sçavoir  aux  enfers  ce  que  l'on  faict  aux  cieux. 
Où  le  camp  triomphant  gouste  l'aize  indicible, 
Connoissable  aux  meschants,  mais  non  pas  accessible  ; 


JUGEMENT 


'99 


Où  l'accord  très-parfaict  des  douces  unissons 
A  l'univers  entier  accorde  ses  chansons, 
Où  tant  d'esprits  ravis  esclattent  de  louanges. 
La  voix  des  saincts  unis  avec  celles  des  anges, 
Les  orbes  des  neuf  cieux,  des  trompettes  le  bruict. 
Tiennent  tous  leur  partie  à  l'hymne  qui  s'ensuit  : 

«  Sainct,  sainct,  sainct,  le  Seigneur  !  O  grand  Dieu  des  armées 
De  ces  beaux  cieux  nouveaux  les  voûtes  enflammées 
Et  la  nouvelle  terre,  et  la  neufve  cité, 
Hierusalem  la  saincte,  annoncent  ta  bonté. 
Tout  est  plein  de  ton  nom.  Syon  la  bienheureuse 
N"a  pierre  dans  ses  murs  qui  ne  soit  précieuse, 
Ne  citoyen  que  sainct,  et  n'aura  pour  jamais 
Que  victoire,  qu'honneur;  que  victoire,  que  paix. 

«  Là  nous  n'avons  besoing  de  parure  nouvelle, 
Car  nous  sommes  vestus  de  splendeur  éternelle  ; 
Nul  de  nous  ne  craint  plus  ni  la  soif  ni  la  faim, 
Nous  avons  l'eau  de  grâce  et  des  anges  le  pain; 
La  pasle  mort  ne  peut  accourcir  cette  vie 
Plus  n'y  a  d'ignorance  et  plus  de  maladie. 
Plus  ne  faut  de  soleil  :  car  la  face  de  Dieu 
Est  le  soleil  unicque  et  l'astre  de  ce  lieu. 
Le  moins  luisant  de  nous  est  un  ashe  de  grâce, 
Le  moindre  a  pour  deux  yeux  deux  soleils  à  la  face  ; 
L'Eternel  nous  prononce  et  crée  de  sa  voix 
Roys,  nous  donnant  encor  plus  haut  que  nom  de  roys  : 
D'estrangers  il  nous  faict  ses  bourgeois,  sa  famille, 
Nous  donne  un  nom  plus  doux  que  de  filz  et  de  filles.  » 


200  LES    TRAGIQUES 

Mais  aurons-nous  le  cœur  touché  de  passions 
Sur  la  diversité  ou  choix  des  mansions  ? 
Ne  doibt-on  poinct  briguer  la  faveur  demandée 
Pour  la  droicte  ou  la  gauche  au  fils  de  Zebedée? 
Non,  car  l'heur  d'un  chacun  en  chacun  accomply 
Rend  de  tous  le  désir  et  le  comble  remply; 
Nul  ne  monte  trop  haut,  nul  trop  bas  ne  dévale. 
Pareille  imparité  en  différence  esgalle. 
Icy  bruit  la  Sorbonne,  où  les  docteurs  subtils 
Demandent  :  «  Les  esleus  en  leur  gloire  auront-ilz. 
Au  contempler  de  Dieu,  parfaicte  connoissance 
De  ce  qui  est  de  luy  et  toute  son  essence  ?  » 
Ouy  de  tout,  et  en  tout,  et  non  totalement. 
Ces  termes  sont  obscurs  pour  nostre  enseignement; 
Mais  disons  simplement  que  cette  essence  pure 
Comblera  de  chacun  la  parfaicte  mesure. 

Les  honneurs  de  ce  monde  estoient  hontes  au  prix 
Des  grades  eslevez  au  céleste  pourprix; 
Les  thresors  de  là  haut  sont  bien  d'autre  matière 
Que  l'or,  qui  n'estoit  rien  qu'une  terre  estrangère. 
Les  jeux,  les  passe-temps  et  les  esbats  d'icy 
N'estoient  qu'amers  chagrins,  que  colère  et  soucy 
Et  que  géhennes,  au  prix  de  la  joye  éternelle, 
Qui  sans  trouble,  sans  fin,  sans  change,  renouvelle. 
Là  sans  tache  on  verra  les  amitiez  fleurir  : 
Les  amours  d'icy  bas  n'estoient  jien  que  haïr 
Au  prix  des  hauts  amours  dont  la  saincte  armonie 
Rend  une  ame  de  tous  en  un  vouloir  unie  : 


JUGEMENT  201 

Tous  nos  paifaicts  amours  leduicts  en  un  amour, 
Comme  nos  plus  beaux  jours  reduicts  en  un  beau  jour. 

On  s'enquiert  si  le  frère  y  connoistra  le  frère, 
La  mère  son  enfant  et  la  fille  son  père, 
La  femme  le  mary  :  l'oubliance  en  effect 
Ne  diminuera  poinct  un  estât  si  parfaict. 
Quand  le  Sauveur  du  monde  en  sa  vive  paroUe 
Tire  d'un  vray  subject  l'utile  parabole, 
Nous  présente  le  riche  en  bas  précipité, 
Le  Mendiant  Lazare  au  plus  haut  lieu  monté, 
L'abysme  d'entre  deux  ne  les  fit  mesconnoitre, 
Quoy  que  l'un  fiist  hideux,  enluminé  pour  estre 
Seiche  de  feu,  de  soif,  de  peines  et  d'ahan. 
Et  l'autre  rajeuni  dans  le  sein  d'Abraham. 
Mais  plus  ce  qui  nous  faict  en  ce  royaume  croire 
Un  sçavoir  tout  divin  surpassant  la  mémoire. 
D'un  lieu  si  excellent  il  parut  un  rayon, 
Un  portraict  raccourcy,  un  exemple,  un  crayon, 
En  Christ  transfiguré  :  sa  chère  compagnie 
Connut  Moyse  non  veu  et  sçeut  nommer  Elie  ; 
L'extaze  les  avoit  dans  le  ciel  transportez, 
Leurs  sens  estoient  changez,  mais  en  félicitez. 

Adam,  aiant  encor  sa  condition  pure, 
Connut  des  animaux  les  noms  et  la  nature, 
Des  plantes  le  vray  suc,  des  métaux  la  valeur. 
Et  les  esleus  seront  en  un  estre  meilleur. 
Il  faut  une  aide  en  qui  cest  homme  se  repose. 
Les  saincts  n'auront  besoing  d'aide  ni  d'autre  chose 

26 


202  LES    TRAGICLUES 

II  eut  un  corps  terrestre  et  un  corps  sensuel, 

Le  leur  sera  céleste  et  corps  spirituel. 

L'ame  du  premier  homme  estoit  ame  vivante, 

Celle  des  triomphans  sera  vivifiante; 

Adam  pouvoit  pécher  et  du  péché  périr, 

Les  saincts  ne  sont  subjets  à  pécher  ni  mourir. 

Les  saincts  ont  tout;  Adam  receut  quelque  défense, 

Satan  put  le  tenter;  il  sera  sans  puissance. 

Les  esleus  sçauront  tout,  puis  que  celuy  qui  n'eut 

Un  estre  si  parfaict  toute  chose  connut. 

Dira_y-je  plus  ?  a  l'heur  de  cette  souvenance. 

Rien  n'ostera  l'acier  des  ciseaux  de  l'absence. 

Le  triomphant  estât  sera  franc  anobly 

Des  larecins  du  te?.ips,  des  ongles  de  l'oubly  : 

Si  que  la  connoissance  et  parfaicte  et  seconde 

Passera  de  beaucoup  celle  qui  fut  au  monde. 

Là  sont  frais  et  présents  les  bienfaicts,  les  discours, 

Et  les  plus  chauds  pensers,  fusils  de  nos  amours. 

Mais  ceux  qui  en  la  vie  et  parfaicte  et  seconde 
Cerchent  les  passions  et  les  storges  du  monde, 
Sont  esprits  amateurs  d'espaisse  obscurité 
Qui  regrettent  la  nuict  en  la  vive  clarté; 
Ceux-là,  dans  le  banquet  où  l'espoux  nous  invitte, 
Redemandent  les  aulx  et  les  oignons  d'^tgypte, 
Disants,  comme  bergers  :  «  Si  j'estois  roy,  j'aurois 
Un  aiguillon  d'argent  plus  que  les  autres  rois.  » 

Les  Apostres  ravis  en  l'esclat  de  la  niie 
Ne  jettoient  plus  ça  bas  ni  mémoire  ni  veûe  ; 


JUGEMENT 


.o3 


Femmes,  parents,  amis,  n'estoient  pas  en  oiibly, 
Mais  n'esloienl  lien  au  prix  de  l'eslat  anobly 
Où  leur  chef  rayonnant  de  nouvelle  figure 
Avoit  haut  enlevé  leur  cœur  et  leur  nature, 
Ne  pouvant  regietter  aucun  plaisir  passé. 
Quand  d'un  plus  grand  bonheur  tout  heur  fut  effacé 
Nul  secret  ne  leur  peut  estre  lors  secret,  pource 
Qu'ils  puisoient  la  lumière  à  sa  première  source  : 
Ils  avoient  pour  miroir  l'œil  qui  faict  voir  tout  œil, 
Ils  avoient  pour  flambeau  le  soleil  du  soleil. 
Il  faut  c|u'en  Dieu  si  beau  toute  beauté  finisse, 
Et,  comme  ont  feinct  jadis  les  compagnons  d'Ulysse 
Avoir  perdu  le  goust  de  tous  friands  appas. 
Ayant  faict  une  fois  de  Lolhos  un  repas, 
Ainsy  nulle  douceur,  nul  pain  ne  faict  envie 
Après  le  Man,  le  fruict  du  doux  arbre  de  vie  : 
L'ame  ne  souffrira  les  doubtes  pour  choisir. 
Ni  l'imperfection  que  marque  le  désir. 
Le  corps  fut  vicieux  qui  renaistra  sans  vices, 
Sans  taches,  sans  po-rreaux,  rides  et  cicatrices; 
En  mieux  il  tournera  l'usage  des  cinq  sens. 
Veut-il  souefve  odeur?  il  respire  i'encens 
Qu'offrit  Jésus  en  croix,  qui,  en  donnant  sa  vie, 
Fut  le  prestre,  l'autel  et  le  temple  et  l'hostie. 
Faut-il  des  sons?  le  Grec  qui  jadis  s'est  vanté 
D'avoir  ouy  les  cieux,  sur  l'Olympe  monté, 
Seroit  ravy  plus  haut  quand  deux,  orbes  et  pôles 
Servent  aux  voix  des  saincts  de  luths  et  de  violes. 


204  LES    TRAGICLUES 

Pour  le  plaisir  de  voir,  les  jeux  n'ont  point  ailleurs 
Veii  pareilles  beautez  ni  si  vives  couleurs. 
Le  goust  qui  fit  cercher  des  viandes  estranges 
Aux  nopces  de  l'Agneau  trouve  le  goust  des  Anges 
Nos  metz  délicieux,  tousjours  prests  sans  apprests  : 
L'eau  du  rocher  d'Oreb,  et  le  Man  tousjours  frais  : 
Nostre  goust,  qui  a  soif,  est  si  souvent  contraire, 
Ne  goustra  l'amer  doux,  ni  la  douceur  amère; 
Et  quel  toucher  peut  estre,  en  ce  monde,  estimé 
Au  prix  des  doux  baisers  de  ce  filz  bien  aimé  ? 
Ainsy,  dedans  la  vie  immortelle  et  seconde 
Nous  aurons  bien  les  sens  que  nous  eusmes  au  monde, 
Mais,  estans  d'actes  purs,  ils  seront  d'action 
Et  ne  pourront  souffrir  infirme  passion  : 
Purs  en  subject,  très  purs  en  Dieu,  ils  iront  prendre 
Le  voir,  l'odeur,  le  goust,  le  toucher  et  l'entendre; 
Au  visage  de  Dieu  seront  nos  saincts  plaisirs, 
Dans  le  sein  d'Abraham  fleuriront  nos  désirs, 
Désirs,  parfaicts  amours,  hauts  désirs  sans  absence, 
Car  les  fruicls  et  les  fleurs  n'y  font  qu'une  naissance. 

Chetif,  je  ne  puis  plus  approcher  de  mon  œil 
L'œil  du  ciel;  je  ne  puis  supporter  le  soleil. 
Encor  tout  esbloùy,  en  raisons  je  me  fonde 
Pour  de  mon  ame  voir  la  grand'  ame  du  monde, 
Sçavoir  ce  qu'on  ne  sçait  et  qu'on  ne  peut  sçavoir. 
Ce  que  n'a  ouy  l'oreille  et  que  l'œil  n'a  peu  voir  : 
Mes  sens  n'ont  plus  de  sens,  l'esprit  de  moy  s'envolle. 
Le  cœur  ravy  se  taist,  ma  bouche  est  sans  parolle  : 


JUGEMENT 


205 


Tout  meurt,  l'ame  s'enfuit  et,  reprenant  son  lieu, 
Extaticque,  se  pasme  au  giron  de  son  Dieu. 


FIN    DES    TRAGIQ.UES. 


^^(^Sà^-^ 


ADDITIONS 


A  LA  Chambre   dorée,  V.   t.   I,  p.   ib-j,   v. 
après  marotte  : 

Souffrirons-nous  un  jour  d'exposer  nos  raisons 
Devant   les  Ixabitants  des  petites  maisons  ? 
Que  ceux  qui  ont  été  lies  pour  leurs  nianies 
De  là  viennent  juger  et  nos  biens  et  nos  vies  ; 


I.  Ces  additions  sont  sur  une  feuille  volante,  qui,  dan^ 
notre  manuscrit,  se  trouve  placée  avant  \'Ai>is  aux  Lecteurs 
(p.   3  du  tome  I.) 

La  même  feuille  volante  contient  i"  des  Interprélalions 
des  mots  en  blanc  qui  sont  dans  les  Tragiques,  lesquelles  (au 
nombre  de  vingt-quatre^  ont  été  mises  à  profit  dans  notre 
texte;  2"  des  Mots  à  corriger,  corrections  qui  (au  nombre 
de  neuf;  ont  été  faites;  enfin  3°  le  sonnet  imprimé  p.  16  du 
tome  I,  mais  avec  ce  titre  plus  explicite  :  Sonnet  de  Anne  de 
Roltan  à  Promethée  sur  son  larcin.  Il  est  à  remarquer  que 
le  texte  de  ce  sonnet  présente  ici  plusieurs  vaiiantes  avec 
celui  donné  plus  haut,  lesquelles   le  rendent  conforme  à   la 


2o8  ADDITIONS 

Que  telles  gens  du  roy  troublent  de  leur  caquet, 
Procureurs  de  la  niort,  la  cour  et  le  parquet  : 
Que  de  sainct  Mathurin  le  fouet  et  voyage 
Loge  ces  pèlerins  dedans  l'aréopage. 


A  LA  Chambre  dorée,  V,  t,    I,  p.  180,  v.    27, 
après  donnent  : 

Mais  comme  il  ny  a  rien  sous  le  haut  firmament 
Perdurable  en  son  estre  et  franc  de  changement, 
Souïsses  et  Grisons,  et  Anglois  et  Bataves, 
Si  l'injustice  un  jour  vous  peut  voir  ses  esclaves, 
Si  la  ville  chicane  administre  vos  loix, 
Alors  Grison,  Souïsse  et   Batave  et  Anglois, 
N'aies  point  que  la  peur  en  ton  esprit  se  jette 
Par  le  regard  affreux  d'un    menaçant  comète  : 
Pren  ta   mutation  pour  comète  au  malheur, 
Ainsi  que  tu  Fas  su  pour  astre  de  bonheur. 


version  publiée  par  d'Aubigné  en  tête  de  l'édition  sans  date. 
La  liste  des  Interprétations  et  des  Mots  à  corriger  se  rap- 
porte (ainsi  que  les  pages  et  lignes  de  renvoi  permettent  de 
le  constater)  à  l'édition  de  1616.  Il  faut  en  conclure  qu'elle 
fut  dressée  en  vue  de  la  deuxième  édition,  celle  sans  date. 
—  Qiiant  aux  trois  Additions,  la  première  avait  déjà  été 
inséiée  dans  l'édition  de  1616,  et  M.  L.  Lalanne  l'a  repro- 
duite, p.  i3S  de  son  édition.  Les  deux  autres  additions 
étaient  restées  inédites. 


ADDITIONS 


209 


Aux  Vengeances,  V.  tome  II,  p.  128,  v.  2,  après 
dessus  l'onde  : 

Se  joiia  sur  la  mort,  pour  se  jouer  encor 
Des  joyaux  d'un  grand  Koy,  de  la  couronne  d'or 
Que  dessus  ce  beau  front  pour  essai  il  fit  metlre  : 
Dans  le  poing  de  l'enfant  fut  adjoustc  le  sceptre, 
Que  l'innocente  main  mit  parterre  à  morceaux. 
Vous  r'appristes  bientost,  6  décevantes  eaux, 
La  leçon  de  noyer  par  le  déluge  apprise, 
Vous  l'oubliastes  lors  que  vous  portiez  Moyse. 


Les    Tragiques.  —  T.  II. 


INTERPRÉTATION  DES  MOTS  EN  BLANC 

QUI  SONT    DANS  LES  TRAGIQUES  ' 


Page  25,  ligne    21,  florenlin 

—  26,  —        4,  Florence 

—  —  —      i3,  Italie 

—  —  —      14,  Ton  fils 

—  —  dernière,  Florentin 

—  27,  —      14,  Florence 

—  —  —      16,  Medicis 

—  —  —      18,  Catherine 

—  29,  dernière,  Catherine 

—  32,  —      I  5^  florentines 

—  65,  —        9,  mol  tyran 

—  71,  —        1,  n\eschans,  cruels  sont 

I.  Il  s'agit  ici  de  la  première  édition,  celle  de  1616,  et 
c'est  bien  aux  pages  de  cette  édition  que  se  rapportent  les 
renvois.  —  Dans  la  troisième  édition,  donnée  par  M.  La- 
lanne,  on  trouve  les  interprétations  que  lui  ont  fournies 
deux  exemplaires  où  elles  sont  ajoutées  à  la  main,  exem- 
plaires appaitenant,  l'un  à  M.  Beaupré,  l'autre  à  M.  Maxime 
du  Camp.  J'ai  eu  également  à  ma  disposition  un  exemplaire 
de  l'édition  de  1616  appartenant  à  M.William  Martin,  et 
où  les  interprétations  manusciites  sont  à  peu  près  sembla- 
bles. —  On  a  maintenant  sous  les  yeux  celles  de  d'Aubigné 
lui-même. 


INTERPRETATION    DES   MOTS   EN    BLANC      211 

Page 


7>' 

ligne 

'  1, 

mère  impudique 

18., 

— 

l5, 

Florentine 

— 

18   €l 

26, 

femme 

2,3, 



3, 

Jesabel 

233, 



'9. 

Florentins 

352, 

— 

9' 

Florentin 

—  359,  pénultième,  Bour6o(is 

—  36o,    —        I,     Leur  ingrat  successeur 

—  — .     —        2,     Kinseur  de  la  canette,  humble 

—  —      —        3,      retordre  la  quelle 

. —     —     —        4,      Que  dirois-tu,    Bourbon,    de 
ta  race  honteuse  ? 

—  —     —        5,      Tu  dirais,  je  le  scay,   que  ta 

race  est  doubteuse. 


MOTS   A   CORRIGER  ' 


âge     88, 

ligne 

6, 

au  lieu  de 

grâce. 

lis  garce^ 

—     94, 

— 

9. 

— 

kms, 

—   les 

—    169, 

— 

I , 

— 

perelins. 

—  pèlerins 

—    180, 

— 

23, 

— 

forme. 

—  force 

—    198, 

— 

4- 

— 

ronger. 

—   beuger 

—   210, 

— 

I  0, 

— 

paroissoil, 

—  paroissoyenl 

—   241, 

— 

6, 

— 

guerrée. 

—  guerre 

—     — 

— 

8, 

— 

employé  Ht 

—  employeyenl 

—    242, 

— 

7. 

— 

l'espèce. 

—   l'espaisse 

1.  Dans  la  première  édition  des  Tragiques. 

2.  C'est  à  ce  vers  (ci-après,   t.  I,  p.   i35,v.  26)  : 

Voila  pour  devenir  grâce  du  Cabinet. 
Mais  par  une  singulière  inadvertance,  cet  erratum  ne  relève 
pas  la  même  métathèse  qui   s'était   produite  quelques  pages 
plus  haut  (V.  tome  I,  p.   i25;   v,  22),  et  qui  se  retrouve, 
même  dans  l'édition  de  1857,  à  ce  vers   : 

Des  grâces  du  Huleu 


FIN    DU    MANUSCRIT 


APPENDICE 


AU    LECTEUR 


^^^1 'imprimeur  est  venu  se  plaindre  à  ce 
^^"m  matin  de  n'avoir  que  deux  vers  pour 
i^;^V^  sa  dernière  feuille  ;  j'ay  mis  la  main 
-lia    sur   l  inscription  que  vous   verrez,   il 


advint  que  Henry  le  Grand,  voulant  poser  en  quelque 
lieu  deux  tableaux,  l'un  de  sa  guerre,  l'autre  de  sa 
paix,  il  denianda  ce  présent  à  trois  personnes  choi- 


I.  Afin  de  ne  rien  omettre  de  ce  qui  se  trouvait  dans  les 
éditions  antérieures,  nous  donnons  ici  en  appendice  trois 
morceaux  additionnels  qui  ne  font  pas  partie  de  notre  ma- 
nuscrit genevois.  C'est,  comme  le  déclare  l'auteur,  un 
lemplissage,  et  il  était  coutumier  du  fait,  comme  on  peut 
le    voir   dans    VHisloire   universdle    et    ailleurs    :    il    avait 


214  APPENDICE 

sies  en  son  royaume.  Nostre  aucteur  accepta  le  pre- 
mier, faisant  trouver  bonne  au  roy  celte  response  : 
«  Sire,  vous  trouverez  assez  en  vostre  Cour  d'histo- 
riens de  paix  et  de  pilottes  d'eaue  douce  ;  je  vous 
supplie  vous  contenter  que  je  rapporte  vos  tourmentes 
et  victoires,  desquelles  j'ai  esté  partie  et  tesmoing.  » 
C'est  ce  que  je  vous  présente  contre  ceux  qui  disent 
que  mon  maistre  n'a  sçeu  que  blasmer  :  à  la  vérité 
il  a  eschappé  contre  les  grands  qui  n'ont  porté  le 
hausse-col  qu'en  pâture,  desnaturez  en  vengeances 
comnie  en  voluptez,  mais  il  a  bieu  sçcu  [et  icy  et  par 
son  Histoire)  eslever  son  prince,  qui  surpassa  la  na- 
ture en  courage  et  ne  l'excédera  jamais  ny  en  haines 
ny  en  aniours. 

Promethée. 


horreur  des  pages  blanches.  Mais  ces  ajoutages  de  vers  ou 
de  prose  ont  toujours  de  rintérèt  avec  un  original  tel  que 
dAubigné.  Ils  contiennent  le  plus  souvent  quelque  apo- 
logie ou  revendication  personnelle,  à  la  façon  du  sic  vos 
non  vobis. 


A    LA   FRANCE   DELIVREE 

SOIT    POUR    JAMAIS    SACRÉ 

HENRY  Q^UATRIESME 

TRÈS  AUGUSTE,  TRÈS  VICTORIEUX. 


^■^     -à^?^     f/o;];ie  du  Ciel  à 
Vr<ib>^^m    racines    des   Pyré 


;ç^^^gÇ); 'an  i553,  au  solstice  d'hyver  (poinct 
^^^Wi  P'"^  heureux  de  toutes  nafivitez),  fut 
"'la  France,  sur  les 
Pyrénées  [bornes  natu- 
relles de  l'Espagne),  pour  devenir  une  barrière  plus 
seure  que  les  montagnes  :  nouriy  en  lieux  aspres, 
teste  nue  et  pieds  nuds,  par  Henry  son  ayeul,  pré- 
parant un  coin  d'acier  aux  nauds  serrez  de  nos  dif- 
(icultez.  Son  aage  seconde  veid  son  père  mort,  sa 
mère  fuilive,  ses  proches  condamnez ,  ses  serviteurs 
bannis.  Il  se  trouve  armé  à  quatorze  ans  en  un 
party  misérable,  affoibly  de  trois  batailles  perdues, 
n'ayant  de  reste  que  la  vertu.  Sa  jeunesse  eut  pour 
entrée  des  nopces  funestes  :  trente  mille  des  siens 
massacrez  et  sa  prison  redoublée.  Sa  liberté  le  faicl 
chef  des  pièces  ramassées  d'un  party  rogné,  dans 
lequel,  maistre  pour  le  soin,  compagnon  pour  les 
périls,  il  finit  sept  guerres  désespérées  par  sept  heu- 


2i6  APPENDICE 

reuses  paix.  Pour  à  quoy  parvenir,  il  luy  falut  res- 
pondre  à   quarante  cinq  armées   royales,   desquelles 
il  en  a  eu  pour  une  fois  neuf  bien  équipées  sur  les 
bras.  L'aube  de  son  espérance  parut  à  Coutras,  où 
ayant  digéré  les  angoisses  du  gênerai,  porte  la  vigi- 
lance du  mareschal  de  camp,  le  labeur  de  sergent  de 
bataille,  il  prit  la  place  de  soldat  hazardeux.  Après, 
ayant  partagé  la  Guyenne,  fait  part  de  ses  exploits 
au  Dauphiné,    au   Languedoc,  conquis  le   Poictou, 
entamé  VAnjou,   voyant  le   duc  de  Guise  mort,  ses 
adversaires  divisés,  le  roy  à  l'extrémité,  il  reniit  à  la 
France  ses  injures,  ses  blessures  et  le  dernier  accès. 
Redressait   le   roy,  quand   le  royaume  en   pièces  se 
laissa  choir  dans  ses  bras  victorieux.  Ce  grand  roy 
fait  honinie  porta  des  labeurs  plus  que  d'homme  ;  en 
courant  aux  feux  divers  du  royaume,  il  rencontra 
autant  de  charges  que  de  traites,  et  de  sièges  que  de 
logis.    Ses   partisans,    envieux    de    sa    vertu   avant 
qu'estre  délivrés  par  elle,  bastissent  divers  partis  dans 
les  ruines  de  Pestât,  si   bien   qu'il  les  fallait   vaincre 
pour  les  niener  vaincre  leurs  ennemis  :  c'est  ce  qui  fit 
trouver   à  l'indomtable  les  combats  du  cabinet,   ses 
angoisses,  ceux  de   la  campagne,  ses   voluptés.  Or, 
après   avoir  monstre  devant  Arques    son    espérance 
contre  espoir,  le  secours  du  ciel  à  ses  prières,  ù  Yvry 
sa  vertu  contre  Vbnparité  du  nonibre,  sa  resolution 
à  relever  les   batailles   esbranlées  ;  après  que  l'Italie 
et  l'Espagne  eurent  jelté  sur  les  bras  du  règne  divisé 


APPENDICE 


2  I  7 


quatre  armées  diffcrenks,  et  qu  estant  venu  et  ayant 
veu  et  vaincu,  il  leur  fit  trouver  à  grand  gain  et 
honneur  d'en  remmener  les  pièces,  de  là  en  avant 
chacun  de  ses  coups  fut  amorce  du  second,  chaque 
victoire  instrument  de  la  suivcmte.  Il  fît  perdre  à  ses 
ennemis  leurs  prétextes,  l'espoir  et  les  partis.  Enfin, 
pour  loyer  de  sept  batailles,  de  vingt  rencontres 
d'armées,  de  cent  vingt-cinq  combats  enseignes  dé- 
ployées, de  deux  cent  sièges  heureusement  exploictés 
par  sa  présence  ou  sous  ses  auspices,  il  se  vainquit 
soy  mesme,  donna  à  ses  ennemis  biens  et  vies,  aux 
siens  le  repos,  la  paix  à  tous,  comme  ployant  en  un 
chapeau  d'olive  les  cimes  esgarées  de  ses  palmes  et 
lauriers  à  couronner  d'un  diadème  bien  composé  son 
chef  victorieux. 


L'IMPRIMEUR   AU    LECTEUR 


I^'ai  eu  plaisir  de  voir  couronner  le  livre 
"JM-   de  cette  pièce  rare,   et  n'ai  peu  souf- 
frir  que  tu   ne  saches   que  cet   éloge. 


a^^  eschantillon  du  style  de  l'autheur  en 
tous  ses  escrits,  fut  incontinent  contrefait  et  tout  à  la 
fois  par  des  personnes  fort  estim':'es,  qui  n'eurent  point 

28 


2i8  APPENDICE 

honte  d'en  prendre  les  lignes  entières.  Un  advocat  de 
la  Cour  [qui  mérite  bien  d'estre  juge,  comme  aniateur 
de  rendre  le  droit  à  chacun)  fit  imprimer  la  pièce  ori- 
ginaire et  les  imitations,  rendant  à  Vaulheur  l'honneur 
qui  lui  appartenoit,  bien  qu'il  n'en  eust  point  de  coU' 
naissance.  De  plus,  la  traduction  en  estant  venue  d'I- 
talie, Père  Cotton,  qui  la  voyoit  ci  regret  bien  venue  à 
la  Cour,  porta  l'italien  au  roy  pour  taxer  l'inventeur 
de  n'estre  que  traducteur.  Ce  que  sachant  bien,  Lec- 
teur, j'ai  voulu  que  tu  le  sceusses.  A  Dieu,  jusqu'au 
premier  de  mes  labeurs. 

1.  On  voit  que  d'Aubigiié  a  profité  de  l'occasion  pour 
dénoncer  un  plagiaire  et  pour  éventer  une  mèche  de  son 
ennemi  intime,  le  Père  Cotton.  Il  signale  aussi  l'ouvrage 
d'un  «  advocat  de  la  Cour  »,  qui  avait  reconnu  sa  pater- 
nité au  sujet  du  petit  panégyrique  de  Henri  IV.  Cet  ou- 
vrage est  évidemment  le  petit  recueil  intitulé  :  Florilegiutn 
reriiin  ab  Henrico  IIII  immortaliter  gestanun,  Paris,  Sau- 
grain,  1609,  in-8°  de  84  pp.  On  y  trouve,  en  effet,  la 
pièce  qui  précède,  avec  traduction  [ex  gallico  Aubignerii), 
et,  à  la  suite,  une  autre  pièce  qui  en  est  la  paraphrase,  par 
Ange  Cappel,  sieur  du  Luat.  Ce  dernier  était  un  huguenot, 
secrétaire  de  Henry  IV  et  ami  de  Sully.  L'Esloile  nous 
apprend  dans  son  Journal  (à  la  date  du  mois  de  mars 
1599)  qu'il  eut  maille  à  partir  avec  la  justice  «  pour  un 
discours  au  Roi,  iniitulé  le  Confident,  quil  avoit  fait  im- 
primer chez  M.  Pâtisson,  où  il  y  avoit  dedans  quelque 
iiaict  contre  la  maison  du  Connestable  ». 


C^W^ 


NOTES 

BIBLIOGRAPHIQUES  ET  PHILOLOGIQUES 


DU    TOME    SECOND 


P.    7.  V.   27.  —   Cliaz,  trou  d'une  aiguille. 

P.  10,  V.  27.  Ce  sont  là  quatorze  vers  que  d'Aubigné 
avait  insérés  dans  son  Traité  de  la  douceur  des  afflictions, 
publié  vers  1600,  et  dont  deux  ont  été  plagiés  par  P.  Mat- 
thieu, l'auteur  des  <<  doctes  Tablettes  »,  dont  parle  le  Gor- 
gibus  dins  la  scène  i'"^  de  Sganarelle,  (V.  tome  I,  note  sur 
la  page  6,  1.    18)  : 

Les  quatrains  de  Pibrac  et  les  doctes  Tablettes 

Du  conseiller  Mattliieu  :  l'ouvrage  est  de  valeur,  etc. 

P.   14,  V.   25.  —  Escoce,  lisez  escorce. 

P.  16,  V.  I  5.  —  C'est  Ibycus,  non  Iras,  qu'a  voulu  dire 
d'Aubigné.  On  connaît  l'histoire  des  grues  dont  la  vue  fut 
cause  que  le  meurtrier  du  poëte  Ibycus  se  dénonça  lui- 
même.  Par  une  autre  et  singulière  inadvertance,  on  lit  :  les 


220  NOTES    BIBLIOGRAPHIQUES 

«  grues    de    Pyrrhus  »    dans    la    Confession  de    Saiicy,  II, 
ch.  8. 

P.  i8,  V.  10.  —  Tramontane,  vent  de  la  montagne; 
parfois,  dans  d'Aubigné,  le  mistral. 

P.  24,  V.  10.  —  D'une  Caille.  D'Aubigné  joue  ici  sur 
le  nom  de  Marguerite  Le  Riche,  dite  dame  de  la  Caille. 
Voir  le  Martyrologe  de  Crespin,  fol.  965,  et  d'Aubigné 
lui-même,  Hist.    univ.,  I,  122. 

P.  24,  V.  1  3.  —  M.  Benj.  Fillon  nous  apprend,  dans  sa 
brochure  l'Eglise  réformée  de  Fontenay,  1872,  in-4,  qu'en 
tête  d'un  volume  publié  à  la  Rochelle,  en  i583,  in-8  (Le 
Testament  et  Codicille  de  maître  Jehan  Imbert,  lient,  crtm. 
de  Fontenay-le-Comte } ,  se  trouvent  plusieurs  pièces  de  vers 
en  l'honneur  de  ce  jurisconsulte,  entre  autres  ce  quairain, 
signé  Esther  Imbert,  fille  de  Jacques  : 

Combien  plus  efficace  est  la  voix  qui  la  console. 
Quand  joinct  le  saint  prescheur  l'exemple  à  la  parolle. 
Comme  fist  une  foys  cest  Im.bert  courageux. 
Qui  de  l'ardent  buscher  osa  braver  les  feux  ! 

On  voit  que  d'Aubigné  aurait  transcrit  ici  les  deux  pre- 
miers vers  de  ce  quatrain  et  arrangé  les  deux  derniers  pour 
les  appliquer  à  Anne  Dubourg,  —  à  moins  que  ce  ne  soit 
l'inverse,  puisque  les  Tragiques  coururent  longtemps  en  ma- 
nuscrit. 

P.  2'j,  V.  20.  —  Après  ce  vers,  il  y  en  a,  dans  les  deux 
premières  éditions ,  quatre  que  notre  ms.  a  laissés  de 
côté  : 

Montalchine,  l'honneur  de  Lombardie,  il  faut 
Qu'en  ce  lieu  je  t'eslève  un  plus  brave  eschafaut 
Que  celuy  sur  lequel,  aux  portes  du  grand  temple. 
Tu  fus  martyr  de  Dieu,  et  des  martyrs  l'exemple. 

Voir  ci-après,  p.  28,  v.  18.  11  s'agit  de  Jean  Molle,  de 
Montalchino  en  Toscane,  un  des  martyrs  dont  parlent  Cres- 
pin et  d'Aubigné  lui-même  [Hist.  univ.,  I,  104). 


ETPHILOLOG1Q.UES  22i 

P.  35,  V.  4. —  Et  Le  Brun,  Dauphinois...  Un  exemplaire 
de  la  première  édition  (Bibl.  de  l'Institut),  qui  porte  :  Et  le 
Brun,  IL  ici,  en  note  anciennement  écrite  à  la  train  :  M.  de 
Montbrun.  C  est  donc  «  le  biave  »  Dupiiy-Montbiun,  déca- 
pité à  Grenoble  le  12  août  1573.  On  sait  que  ce  liéios 
subit  la  mort  avec  une  constance  et  une  fermeté  in- 
croyables. 

P.  39,  V.  6.  —  Ce  vers  et  les  deux  suivants,  qui  sont 
de  la  première  édition,  remplacent  dans  notre  ms.  sept 
autres  de  la  seconde  édition  que  voici  : 

Le  subject  du  massacre, et  non  pas  la  furie. 
Laissait  dedans  Paris  reposer  les  cousteaux. 
Les  lames,  et  non  pas  les  âmes  des  bourreaux  : 
D'entre  les  sons  piteux  de  la  grand' boucherie 
Un  père  avoit  tiré  sa  misérable  vie; 
Sa  femme  le  suivit,  et  hors  des  feux  ardans 
Sauva  le  moins  aagé  de  trois  de  ses  enfans. 

P.  40,  V.   16.  —  Ce  ses  tendres  brebis,  lisez  De... 

P.  44,  V.    22.  — Rengreger,  variante,  pour  desguiser. 

P.  44,  V.  22.  —  Périlles.  Pérille,  inventeur  du  taureau 
d'airain  de  Phalaris. 

P.  47,  V.   i5.  —   Les  feux  de  la  canicule. 

P.  47,  V.  20.  —  Barriquez,  barricadés. 

P.  48,  V.  3.  —  Sachons  grand  gré  à  d'Aubigné  d'avoir 
transmis  à  la  postérité  ce  trait  sublime,  il  l'a  encore  raconté 
dans  sa  Confession  de  Sancy  (II,  7)  en  ces  termes  :  «  Que 
direz-vous  du  pauvre  potier  M.  Bernard,  à  qui  le  roi  parla 
un  jour  de  celte  sorte  :  «  Mon  bonhomme,  il  y  a  quarante- 
"  cinq  ans  que  vous  estes  au  service  de  la  Reine  ma  mère  et 
«  de  moi  ;  nous  avons  enduré  que  vous  ayez  vescu  en 
«  vostre  religion,  parmi  les  feux  et  les  massacres.  Mainte- 
«  nant,  je  suis  tellement  pressé  par  ceux  de  Guise  et  mon 
i<   peuple,  qu'il  m'a  fallu   malgré  moi    mettre  en   prison  les 


222  NOTES    BIBLIOGRAPHIQ^UES 

«  deux  femmes  et  vous.  Elles  seront  demain  brusiées,  et 
«  vous  aussi,  si  vous  ne  vous  convertissez.  —  Sire,  respond 
Il  Bernard,  le  comte  de  Maulevrier  vint  hier  de  vostre  part 
«  pour  promettre  la  vie  à  ces  deux  sœurs  si  elles  vouloient 
•<  vous  donner  chacune  une  nuict.  Elles  ont  respondu 
«  qu'encores  qu'elles  seroient  martyres  de  leur  honneur 
«  comme  celui  de  Dieu.  Vous  m'avez  dit  plusieurs  fois  que 
«  vous  aviez  pitié  de  moi,  mais  moi  j'ai  pitié  de  vous,  qui 
«  avez  prononcé  ces  mots  :  J'y  suis  contraincl.  Ce  n'est 
«  pas  parler  en  roi  !  Ces  filles  et  moi,  qui  avons  part  au 
«  royaume  des  cieux,  nous  vous  apprendrons  ce  langage 
«  royal  que  les  Guisards,  tout  votre  peuple,  si  vous  ne 
«  sçauriez  contraindre  un  potier  à  fléchir  les  genoux  devant 
â– '    des  statues.  >> 

«  Voyez  l'impudence  de  ce  bélistre,  ajoute  d'Aubigné. 
Vous  diriez  qu'il  auroit  lu  ce  vers  de  Sénèque  :  Qui  mori 
scit,  cogi  nescit.  »  —  Oui,  certes,  la  France  avait  mestier 
^besoin). 

Que  ce  potier  fût   roi,  que  ce  roi  fût  potier! 

P.  48,  V.  i5.  —  Ces  vingt-deux  vers  avaient  été  inséiés 
par  d'Aubigné,  comme  ceux  ci-dessus  1  note  sur  la  p.  10, 
v.  27),  dans  le  Traité  de  la  douceur  des  afflictions,  imprimé 
veis  1600  ;  mais  il  les  a  remaniés  depuis  et  assez  notable- 
ment modifiés,  comme  on  en  jugera  en  comparant  les 
vingt-quatre  vers  primitifs  que  voici  : 

Nature  s'eniployant  à  ceste   trinité, 

A  ce  poinct  vous  para  d'angelique  beauté  ; 

Et  pour  ce  qu'elle  aroit  en  son  sein  préparées 

Des  beautés  pour  nous   rendre  en   vos  jours  honorées. 

Elle  prit  tout  d'un  coup  l'anias  fait  pour  tousjours. 

Et,  donnant  à  un  jour  l'apprest  de  tous  vos  jours. 

Elle  prit  à  deux   mains  les  beautés  sans  mesure, 

Beautés  que  vous  donnez  au  Roy  de  la  nature. 

Et  à  ce  coup  prodigue  en  vous,  ses  chers  enfans. 

Ce  qu'elle  reservoit  pour  le  cours  de  vos  ans. 

Ainsi  le  beau  soleil  monstre  un  plus  beau  visage 


ET   PHILOLOGIQ^UES  223 

Dans  le  centre  plus  clair  sous  l'espais  du  nuage, 
Et  ce  par  regretter  et  par  désirs  aimer. 
Quand  ses  rayons  du  soir  se  plongent  en  la  mer. 
Ce  couciier  en  beaux  draps  que  le  soleil  décore 
Promet  le  lendemain   une  plus  belle  aurore  : 
Aussi  ce  beau  couciier  tesmoigne  à  ces  martyrs 
La  résurrection  sans  pluye  et  sans  soupirs. 
Ces  ntartyrs  s'ai'ançoient  d'où  retournoil  Moïse, 
Quand  sa  face  parut  si  belle  et  si  exquise. 
D'entre  les  couronnés  le  premier  couronné 
De  tels  rayons  se  vit  le  front  environné  : 
Tel  en  voyant  son  Dieu  fut  veu  le  grant  Estienne 
Quand  la  face  de  Dieu  brilla  dedans  la  sienne. 

P.   5o,  V.   Il,  —  Carquans,  colliers. 

P.  bo,  V.  12.  —  Jaserans,  aujourd  Iiiii  jaserons,  chaînes 
et  bracelets  d'or,  bijoux  de  femme. 

P.  66,  V.  i8.  —  Même  observ.  que  pour  la  page  167, 
V.   I  1 ,  du  tome  I. 

P.  69,  V.  21.  —  Même  observation. 

P.  70,  V.  4.  —  Ce  n'est  pas  au  massacre  de  Wassy  que 
se  rapporte  ce  passage,  comme  le  dil  en  note  l'édit.  Jan- 
net,  mais  aux  exécutions  qui  suivirent  la  conjuration  d'Am- 
boise.  C'est  là  qu'eut  lieu  le  fait  relaie  plus  loin,  au 
vers   1 1 . 

P.  70,  V.  28.  —  Voir  ci-dessus  la  note  sur  p.  44 ,  v.  10 
du  tome    I. 

P.  7  5,v.  6.  —  L'estamine  linomple...  Les  édit.  anté- 
rieures portaient  ninomple,  et  M.  Lalanne,  après  de  vains 
efforts,  avait  renoncé  à  l'expliquer.  La  première  lettre  chan- 
gée dans  notre  ms.  éclaircit  tout,  a  Linon,  on  dit  aussi 
linomple,  toile  de  fin  lin,  pour  rabats  et  manchettes  », 
lit-on  dans  le  Dict.  de  Furetière  et  dans  celui  de  Tré- 
voux . 


224  NOTES    BIBLI0GRAPHIQ_UES 

P.  76.  V.  3.  —  Inadvertance  de  l'auteur.  Quatre  rimes 
féminines. 

P.  83,  V.  i5.  —  Ce  vers  et  les  trois  suivants,  qui  sont 
dans  la  première  édition  et  dans  notre  ms.,  ont  été  rempla- 
cés dans  la  seconde  par  ceux-ci  : 

De  rougir  ses  rayons  le  pur  et  beau  soleil 
Y  presta,  condamné,  la  torche  de  son  ail, 
Encor,  pour  n'y  monslrer  le  beau  de  son  visage, 
Tira  le  voile  en  l'air  d'un  louche  et  noir  nuage. 

P.  89,  V.  6.  —  M.  Lalanne  a  pensé  qu'il  fallait  évi- 
demment lire  Louvre,  au  lieu  de  louve,  quoique  les  deux 
éditions  primitives  portent  ce  dernier  mot.  Notre  ms.  le 
donne  de  même.  —  Louve  n'est-il  pas  ici  une  métaphore 
pour  apostropher  Catherine  de  Médicis  et  lui  dire  que  la 
Seine  veut  engloutir  ses  édifices,  les  Tuileries,  etc.  ? 

P.  90,  v.  i3.  —  D'Aubigné  joue  ici  sur  le  nom  de  Ra- 
mus,  le  célèbre  Pierre  La  Ramée,  lecteur  au  Collège  de 
France. 

P.  91,  V.  I.  — Vers  que  Sainte-Beuve  admirait  tant. 
(V.  p.  XXIII  du  tome  I.) 

P.  96,  V.  i5.  —  Au  lieu  de  ces  deux  vets  donnés  par 
notre  ms.,  il  y  avait  dans  l'édition  de   1616   : 

Puis  ces  coups  tant  blâmez  enfin  par  ces  citez 
Furent  à  moins  de  nombre  à  regret  imitez. 

P.  99,  V.  2  I .  —  D'Aubigné  a  cité  ces  deux  vers  dans 
une  de  ses  Méditations  [Pet.  œuv.  mesl.,  p.   loS)   : 

Dieu  nous  despechera,  conimissaires  de  vie, 
La  poule  de  Merlin  et  les  corbeaux  d'Elie. 

P.   loi,   v,   7.  —  Baalinis,  Baalins,  sectateurs  de  BaaI. 

P.   io3,  V.   4.  — Abbayant,  baignant.  De  là,  baie. 

P.  106,  V.  22.  —  L'engeance  loyolite  :  de  Loych,. 
l'ordie  des  jésuites. 


ETPHILOLOGIQ^UES  22$ 

P.  107,  V.  4.  —  Venise  voir  du  jour  une  aube  sans 
soleil.  Allusion  à  la  ferme  attitude  que  la  République  Véni- 
tienne avait  prise  dans  le  différend  qui  s'était  élevé  entre  elle 
€t  la  cour  de  Rome,  au  sujet  des  im:iiuniiés  ecclésiastiques. 
L'intervention  du  roi  de  France  avait  amené  un  arrani^ement 
contraire  aux  espérances  de  schisme  que  les  protestants 
avaient  pu  concevoir. 

P.  107,  V.  i3.  —  Ce  vers  et  les  quaîorze  suivants  rem- 
placent, dans  notre  ms.,  un  même  nombre  d'autres  vers 
qui  avaient  été  la  plupart  ajoutés  dans  la  seconde  édition,  et 
que  voici  : 

Je  i>oy  jetter  des  bords  de  l'infidèle  terre 

La  planche  aux  assassins  aux  costes  d'Angleterre; 

La  peste  des  esprits  qui  arrive  à  ses  bords 

Pousse  devant  la  mort  et  la  peste  des  corps. 

Révolte  en  l'Occident,  au  plus  loin  de  la  terre. 

Les  François  impuissans  et  de  paix  et  de  guerre. 

Un  prince  Apollyon,  un  Pericle  en  sennens. 

Fait  voir  au  grand  soleil  les  anciens  fondemens 

De  ses  nobles  cités  qu'il  réduit  en  masures. 

Roy  de  charbons,  de  cendre,  et  morts  sans  sépultures, 

lies  Bataves  pipez.  Ottoman  combatu. 

Les  Allemans  par  eux  coniraincts  à  la  vertu. 

Quoi  !  la  porque  Italie  à  son  rang  fume  et  souffre 

L'odeur  qui  luy  faschoit  de  la  flamme  et  du  soufre.] 

Les  vers  qui  étaient  seuls  dans  l'édition  primitive  de  1616 
sont  ici  entre  crochets. 

P.  108,  v.  4.  —  L'aere  (l'ère)  joint  à  nos  mille  trois  six, 
c'est-à-dire  l'an  mil  six  cent  soixsnte-six  (1666).  Numerus 
bestiae  sexcenti  sexaginta  sex,  dans  l'Apocalypse.  C'est  le 
nombre  de  l'Antéchrist  :  son  avènement  et  la  fin  du  monde 
étaient  annoncés  pour  cette  année-là. 

P.  loS,  V.  21.  —  Ce  vers  et  les  quatre  suivants,  que 
donne  notre  ms.,  ont  été  ajoutés  dès  la  seconde  édition. 
Celle  de  1616  n'en  avait  qu'un  seul  : 

Ta  main  m'a  délivré,  je  te  loueray,  mon  Dieu. 
Les  Tragiques.  —  T.  II.  29 


226  NOTES   BIBLIOGRAPHIQ^UES 

P.  109,  V.  i3.  —  D'unions  exquises.  Perles  en  forme  de 
poires,  en  latin  unio. 

P.  Il  3.  — Après  le  dernier  vers  de  ce  livre,  p.  221  de 
la  première  édition  (de  1616),  se  trouve  placée  en  fin  de 
page,  et  en  guise  de  cul-de-lampe,  une  petite  vignette  en 
ovale  gravée  sur  bois,  dont  la  légende  imprimée  au-dessous 
est  :  Virtutem  claudit  carcere  pauperies.  —  Cette  même 
vignette  figure  trois  fois,  également  en  cul-de-lampe,  dans 
la  première  édition  de  VHistoire  universelle  de  d'Aubigné, 
imprimée  de  1616  à  1620  à  Maillé.  (Voir  le  t.  I,  p.  365; 
le  t.  II,  p.  328,  in  fine  après  la  table  des  chapitres,  et  le 
t.  III,  p.  io5,  fin  du  premier  livre.)  Mais  ici  la  légende 
circulaire  est  en  français  :  Povreté  empêche  les  bons  espritz. 
de  parvenir.  —  Le  sujet  est,  dans  les  deux  cas,  un  homme 
dont  la  main  droite  est  alourdie  et  attirée  vers  le  sol  par 
une  pierre  qui  est  attachée  à  son  avant-bras,  tandis  que  la 
main  gauche,  qui  est  libre  et  allégée  par  des  ailes  fixées  au 
poignet,  s'élève  vers  le  ciel,  où  l'on  aperçoit  la  figure  du 
Père  éternel  fendant  la  nue.  —  Cette  vignette  avait  seivi  de 
marque  au  titre  du  premier  ouvrage  de  Bernard  Palissy> 
publié  à  La  Rochelle  en  i563  [Recepte  véritable,  etc.),  et 
l'on  a  cru  longtemps  que  ce  sujet  et  sa  mélancolique  devise 
étaient  propres  au  pauvre  potier  ;  mais  on  en  a  signalé 
d'autres  exemples  {Bull,  du  protest,  fr.,  XI,  323;  XIII, 
277),  et  j'en  ai  rencontré  tout  récemment  un  analogue,  au 
titre  d'un  Traité  de  la  Sphère,  publié  à  Rouen,  chez 
Jacques  Cailloué,  i65i,  pet.  in-4.  Là  c'est  l'emblème  tel 
qu'il  est  donné  par  Alciat,  dès  i53i,  avec  sa  légende  pri- 
mitive :  Paupertas  sunxmis  ingeniis  obesse  ne  provehantur. 
Seulement  on  l'a  estropiée;  Alciat  avait  dit  :  Paupertatem.. 

—  Ajoutons  que  M.  Benj.  Fillon  a  aussi  donné  des  ren- 
seignements dans  son  beau  travail  VArt  de  terre  chez  les 
Poitevins  (1864,  in-4).  ^^^  '^^t'^  marque  que  l'imprimeur 
Barthélémy  Berthon,  de  La  Rochelle,  semble  s'être  appro- 
priée avec  la  devise  :  Povreté  empêche,   etc. 

Quant  à  d'Aubigné,  il  avait  sans  nul  doute  approvisionné 
à  La  Rochelle  le  matériel  de  l'imprimerie  établie  par  lui  à 
Maillé.  La  vignette  en  venait  probablement,  et  elle  aura  servi 


ETPHlLûLOGlQ^UES  227 

comme  un  fleuron  banal,  ce  qui  confirme  d'ailleurs  la  pré- 
sompiion  que  la  première  édiiion  des  Tragiques,  celle  de 
1616,  aété  faite  à  Maillé. 

P.  122,  V.  8.  —  Le  Quicajon.  Le  kikajon;  espèce  de 
palma-christi,  arbuste  que  Dieu  donne  pour  abri  à  Jonas, 
et  qu'il  fait  sécher  sur  pied,  afin  d'éprouver  sa  foi.  {Jonas, 
IV,  6  à  I  I.) 

P.  12"),  V.  II.  —  Tiercelets.  Oiseau  de  proie  mâle, 
plus  petit  d'un  tiers  que  la  femelle.  Au  figuré,  petit  indi- 
vidu ;  ici,    diminutifs  de  géants. 

P.  128,  V.  2.  —  Notre  ms.  intercale  ici  huit  vers  nou- 
veaux. (Voir  ci-dessus,  p.   209.) 

P.  128,  V.  12.  —  Après  ce  vers,  les  éditions  antérieures 
donnent  ces  deux-ci,  que  supprime  notre  ms.  : 

Le  Jourdain,  vosire  filz,  entr'ouvrit  ses  entrailles 
Et  fist,  à   vosire  exemple,  au  peuple  des  murailles. 

C'est  évidemment  une  omission  de  notre  ms.,  car  ces 
deux  vers,  qu'il  ne  remplace  pas,  sont  nécessaires  entre  les 
quatre  rimes  masculines. 

P.  129,  V.  14.  —  Après  ce  dernier  vers,  notre  ms. 
retranche  ces  deux-ci,  qui  sont  delà  première  édition  : 

Donne  gloire  au  grand  Dieu   et  te  monstre  à  ton  rang, 
Jezabel  altérée  et  puis  ivre  de  sang. 

L'omission  ici  est  motivée,  car  il  y  avait  quatre  rimes 
masculines  à  la  suite,  irrégularité  due  sans  doute  à  une 
addition  mal  faite  d'une  édition  à  l'autre. 

P.  141,  V.  14.  —  En  cheval  duratée.  Le  cheval  de  bois 
'durateus,  So'jpâTCOî;,  qui  amena  la  prise  de  Troie. 

P.   i5o,  V.   16.  —  Arrer,  arrher,  donner  des  arrhes. 

P.  154,  V,  28.  —  Inferies,  sacrifices  offerts  aux  mânes, 
inferix.  (V.  le  Corollaire  de  l'Hist.  univ.  de  d'Aubigné, 
III,  540.) 


2  28  NOTES    BIBLIOGRAPHlQ_UES 

P.  i56,v.  25.  —  Spera,  pour  Sp/era,  avocat  italien,  qui 
adopta  la  Réforme,  puis  y  renonça,  et  se  laissa  mourir  de 
faim  en  i  548. 

P.  162,  V.  i5.  —  Les  cinquante-huit  vers  qui  suivent 
ont  été  ajoutés  à  la  seconde    édition. 

P.    162,  V.  24.  —  Vesleule,  la  paille. 

P.  i63,  V,  26.  —  Inadvertance  de  l'auteur  :  quatre 
rimes  féminines, 

P.    166,  V.   28.   —  Lestrain,   lutrin. 

P.  167,  V.  !,  3,  4,  5.  —  Ces  mots  :  Bourbons — leur 
ingrat  successeur  —  Rinceur  de  la  canette,  humble  — 
retordre  la  quelle  —  étaient  remplacés  par  des  tirets  dans 
les  éditions  antérieures.   (Voir  p.   211.) 

P.  i5  5,  V.  4.  —  Rinceur  de  la  canette,  qui  nettoie  la 
burette. 

P.  167,  V.  7  et  8.  —  Ces  deux  vers  ont  été  ajoutés  dès 
la  seconde  édition,  sauf  le  mot  Bourbon,  remplacé  par  un 
tiret. 

P.  170,  v.  3.  —  Ce  vers  et  les  huit  qui  suivent  sont  une 
addition  de  notre  ms. 

P.  177,  v.  I.  —  Les  six  vers  suivants  ont  été  cités  par 
d'Aubigné  dans  une  de  ses  Méditations  fPet.  œuv.  mesl.> 
p.    I  I  3  1,  avec  ces  variantes  : 

L'honvne  de  qui  l'esprit  à  penser  est  porté 
Dessus  les  deux  des  deux  vers  ta  divinité 
A  servir,  adorer,  résonner  et  cognoistre. 
Juger  pour  le  plus  haut  ce  qui  est  au  bas  estre,  etc. 

Le  reste  comme  dans  notre  texte. 

P.  177,  V.  16.  —  Les  six  vers  qui  précèdent  sont  déjà 
ajoutés  dans  la  seconde  édition.  Dans  celle  de  1616,  il  n'y 
avait  que  ces  deux  vers  : 


ET    rHILOLOGIdllES  229 

Participer  un  jour  :  de  vos  sens  le  service 
Pour  soy  avec  autruy  a  preste  son  office. 

P.  179,  V.  2  3.  —  Ce  vers  et  les  quinze  suivants  sont 
une  addition  de  notre  ms. 

*         P.    181,  V.  28.  —  Affrontez  de  vanies,  d'avanies. 

P.  i83,  V.  20.  — Anie  matharafde  kali...  L'exemplaire 
delà  Biblioth.  de  l'Institut  (prem.  édit.  de  1616)  a  ici  une 
note  anciennement  écrite  à  la  main,  qui  renvoie  aux  Histoires 
admirables  (de  Simon  Goulart),  t.  I,  fol.  42.  On  y  trouve 
en  effet  le  récit  de  résurrections  d'ossements  qui  avaient  lieu, 
près  du  Caire,  tous  les  ans,  le  2  S  mars.  «  Comme  un 
témoin  de  ces  scènes  vouloit  se  saisir  d'i?ne  teste  chevelure 
d'enfant,  un  homme  du  Caire  s'écria  :  Kali,  Kali,  ente 
matharafde,  c'est-à-dire  laisse,  laisse,  tu  ne  sçais  que  c'est 
de  cela  !   •> 

P.    189,  V.    I  .  —  En  mire,  en  face,  vis-à  vis. 

P.  194,  V.  7.  —  Ahan,  grand  effort,  lassitude.  Ono- 
matopée. 

P.  19S,  V.  5  à  12.  —  Double  inadvertance  de  l'auteur  : 
quatre  rimes  féminines  et  quatre  masculines  à  la  suite. 

P.  198,  V.  25.  —  Ces  dix  vers  ont  été  cités  par  d'Au- 
bigné  dans  une  de  ses  Méditations  [Pet.  œuv.  mesL,  p.  61), 
où  la  citation  est  ainsi  amenée  :  «  Nous  lisons  en  quelque 
escrit  de  ce  temps  une  peinture  de  Pestât  des  damnez, 
auquel   est  apporté  cette  comparaison  en  ces  termes  : 

Or,   de  ce  dur  estât  le  point  plus  envieux...  » 

Ce  dernier  mot  envieux  est  ici  substitué  à  ennuyeux  de 
notre  texte,  et  à  plus  fascheux  des  précédentes  éditions. 

P.  200,  V.  2.  —  Mansions,  demeuies,  séjours,  mansio, 
manere. 

P.  200,  V.  7.  —  Encore  deux  vers  que  d'Aubigné  s'est 
plu  à  citer  dans  ses  Méditations  (Pet.    œuv.  mesl.,  p.   i  i  8\ 


23o  NOTES    BIBLIOGRAPHIQUES 

en  amenant  ainsi  sa  citation  :  «  Or,  voici  le  comble  de  joie 
et  de  liesse  :  c'est  que  cette  félicité  estant  départie  en 
diverses  mansions,  remplira  chacun  selon  sa  mesure,  afin 
que  chacun  soit  heureux  parfaitement  ;  et  pource  que  les 
bienfaits  de  Dieu  sont  sans  borne  et  sans  repentance  de  son 
costé,  ses  grâces  surpassent  nos  mesures  :  donc,  au  lieu  de 
raser,  il  veise  au  comble  jusques  à  ce  que  le  boisseau  en 
laisse  aller  la  surabondance  à  la  perfection  de  tous;  que, 
s'il  y  a  du  plus  ou  du  moins,  c'est  pourtant  le  tout  en  tout, 
dont  nous  lisons  en  quelque  lieu  : 

Nul  ne  monte  trop  haut,  nul  trop  bas  ne  desvale. 
Pareille  imparité  en  différence  esgale. 

T.  202,  V.  i8.' —  Fusils,  autrefois  briquets  en  fer,  à 
pierre  et  à  détente,  pour  allumer  l'amadou  :  d'où,  pierre  à 
fusil.  —  L'ancien  fusil,  à  qui  le  nom  en  demeura  si  long- 
temps, n'était  autre  que  le  mousquet,  où  l'on  avait  remplacé 
la  mèche  primitive  par  le  briquet  à  ressort,  dit  fusil. 
Lorsque  le  piston  eut  à  son  tour  remplacé  le  fusil,  on  con- 
tinua à  dire  improprement  fusil  à  piston  ;  et  ne  dit-on  pas 
encore  aujourd'hui  fusil  à  aiguille,  fusil  Chassepot}  Nous 
sommes  pourtant  loin  du  pauvre  briquet  qui  seul  pouvait 
motiver,  dans  l'origine,  ce  nom  de  fusil  donné,  par  ellipse, 
au  mousquet  à  pierre.  Mais,  en  fait  de  langue,  c'est  l'usage 
souvent  irréfléchi,  qui  fait  loi  :  S(  volet  usus. 

P.    202,  v.    20.  —  S/orges,  affections,  soucis,  soins. 

P.   2o3,  v.    i6.  —  Le  Man,  la  manne. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


DU    TOM  E   SECOND 


Pages 

Livre  IV.   —   Les  Feux i 

Livre    V.    —   Les  Fers 5  5 

Livre  VI.  —  Vengeances i  i  5 

Livre  VII.  —  Jugement i6i 

Additions 207 

Interprétation  des  mots  en  blanc 210 

Mots  à  corriger 212 

Appendice.  —  Prométhée  au  Lecteur 2  1  3 

A  la  France  délivrée.  —  Panégyrique  du  roi  Henri  IVe  2  i  5 

L'Imprimeur  au    Lecteur 217 

Notes    bibliographiques  et   philologiques 219 


PARIS 

IMPRIMERIE    DE    D.     JOUAUST,     L.     CERF    SUCC" 
I  2,     RUE    SAINTE-ANNE 


S^'^'^^^-^ 


lu- 


La  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 

Echéance 

Celui  qui  rapporte  un  volume  après  la 
dernière  date  timbrée  ci-dessous  devra 
payer  une  amende  de  cinq  sous,  plus  un 
sou  pour  chaque  jour  de  retard. 


The  Uhrary 
Univernty  of  Ottawa 

Date  due 

For  failure  lo  return  a  book  on  or  be- 
fore  the  last  date  stamped  below  tbere 
will  be  a  fine  of  five  cents,  and  an  extra 
charge  of  one  cent  for  each  additional  day. 


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CE     PQ        1603 

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COO        AUeiGNE.     THE    LES     TRAG] 

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